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par Elsa - le 6/11/2013
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par Elsa - le 6/11/2013

Quai des Bulles 2013 : l'interview de Wilfrid Lupano et Rodguen (Ma Révérence)

Ma Révérence est sans aucun doute une des plus belles surprises de la rentrée. Un scénario impeccable signé Wilfrid Lupano (Alim le Tanneur, Le Singe de Hartlepool) et le dessin vivant et plein d'humanité de Rodguen, animateur et story-boarder pour les studios Dreamworks

Ma Révérence, c'est l'idée d'un braquage, initié par Vincent, trentenaire un peu paumé bien décidé à reprendre sa vie en main. Et pour accomplir son méfait, il s'est associé à Gaby Rocket, un "cow-boy social" qui n'a plus grand chose à attendre de son existence, mais qui s'en fout. Leur plan est parfait, leurs intentions sont même nobles. ne reste plus qu'à passer à l'action.

Deux personnages géniaux et finement écrits, des dialogues qui confinent au sublime, un découpage fait d'un habile jeu de flashbacks qui nous raconte l'histoire à la manière d'un puzzle tout en subtilité, et une mise en scène efficace et captivante, et voilà qu'on se prend une claque qu'on n'avait pas vu venir.

Le duo d'auteurs était présent au festival Quai des Bulles, et nous en dit un peu plus sur leur génial one-shot.

Pouvez-vous vous présenter, et raconter votre parcours ?

Wilfrid Lupano – Wilfrid, 42 ans, né à Nantes, qui vit à Pau dans les Pyrénées Atlantiques, deux enfants. Je fais de la bande dessinée depuis que j'ai 28 ans je crois, c'est à dire assez tard. Avant je travaillais la nuit, dans les bistrots, les boites de nuit, les endroits interlopes. J'ai commencé chez Delcourt, grosso modo j'y suis encore. Et j'essaie de varier systématiquement d'un bouquin à l'autre, d'explorer d'autres pistes.

RodguenRodolphe Guenoden, dit Rodguen. Animateur, story-boarder, issu de l'animation. J'ai toujours été passionné par la bd, j'ai découvert ce script, et j'ai voulu m'y mettre juste pour cette aventure.

Comment raconteriez-vous Ma Révérence en quelques mots ?

Wilfrid Lupano – Ça n'est pas facile. D'ailleurs ça a été une des difficultés de ce projet quand il s'est agit de le présenter aux éditeurs. Parce que quel que soit le biais par lequel on l'attrapait, on avait quand même toujours un peu l'impression qu'on passait à côté. Je l'ai présenté comme un braquage, mais c'est un peu malhonnète parce que ça n'en est pas vraiment un. On pourrait dire que c'est une chronique sociale un peu délirante sur fond de préparation de braquage d'un fourgon blindé, c'est à dire d'une tirelire à roulettes. Mais un braquage qui, au moins pour un des deux membres du gang, a des vues humanitaires. C'est là qu'il est original. La finalité de ce braquage n'est pas un classique enrichissement personnel.

Rodguen – C'est un braquage de missionnaires.

Wilfrid Lupano – C'est un braquage altruiste.

Et comment est née l'idée de cette bande dessinée ?

Wilfrid Lupano – C'est né de la volonté d'utiliser plein d'histoires et d'anecdotes que j'avais pu glâner ou qui m'étaient arrivées, parce qu'il y a pas mal de trucs assez personnels dans le bouquin, pendant toutes ces années où j'ai travaillé la nuit. Et plein d'anecdotes, plein de souvenirs, de tranches de vie comme ça qui me paraissaient puissantes, et que j'avais envie de partager, de faire découvrir au plus grand nombre. J'ai sélectionné un certain nombre d'histoires disparates qui étaient arrivés à des gens différents, des moments différents, et qui n'avaient pas de liens entre elles, pour voir comment elles pouvaient s'agencer, comment je pouvais en accrocher plusieurs sur un personnage, d'autres sur un autre personnage, et trouver un liant avec tout ça, une espèce de sauce scénaristique, pour que ça donne un sens supplémentaire à toutes ces histoires-là, et qu'à la fin ça constitue une sorte de portrait de la société, ou en tout cas de portrait d'une époque.

L'idée de base c'était ça, et la préparation du braquage. C'est une histoire qui parle quand même pas mal des violences que nous fait subir le monde dans lequel on vit. Et je me disais que l'une des violences de cette société, surtout quand on n'a pas une thune, c'est de nous faire passer la tirelire sous le nez un certain nombre de fois par jour. Parce que ces fourgons on les voit passer. Moi je m'amuse souvent à les imaginer comme des espèces de gros cochons avec une fente sur le dessus qui passe dans la rue comme ça. Je trouve ça vraiment hyper violent, ces camions pleins de thunes qui passent devant les pauvres à longueur de journée. C'est une forme de violence sociale, parce qu'elle ne s'arrête jamais pour nous la tirelire. C'est venu comme ça, tout bêtement.

Les deux personnages sont très travaillés. Les avez-vous construit en amont, ou au fur et à mesure de l'écriture ?

Wilfrid Lupano – Le personnage de Gaby, je l'ai eu assez tôt, parce que j'en ai connu, j'en ai croisé des Gaby, donc je voyais très bien ce que je voulais faire. Par contre le personnage de Vincent, à mesure que j'arrivais à affiner sa pensée, sa façon de voir le monde, je piochais dans mon réservoir d'anecdotes et de souvenirs celles qui me paraissaient importantes pour faire progresser le lecteur en même temps que lui. Donc je rajoutais des petites tranches de vie, des flashbacks. Toutes ces petites phases où il montre sa famille. La fois où il a manqué de respect à des truands devant un casino. Tous ces trucs-là. Ça venait petit à petit. J'ai fait plein de tentatives, il y en a que je n'ai pas gardé. Parce qu'à la fin forcément il ne fallait pas que ça soit trop lourd, qu'on se perde trop. Celle du casino par exemple j'ai vraiment hésité. Cette histoire est vraie, elle est arrivée à quelqu'un, mais c'est quand même super violent. Mais je me suis demandé dans quelle mesure ça pouvait avoir sa place dans le récit, si ça ne déséquilibrait pas le récit par la violence des faits. Je trouvais que ça apportait quelque chose aux personnages, après la scène poignante de la chèvre. Qui elle est fictive. Je n'ai jamais tué de chèvre, je tiens à le dire.

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Wilfrid Lupano – On s'est rencontré sur Internet, sur CFSL, qui est un site avec pas mal de dessinateurs, de gribouilleurs. J'y allais souvent à l'époque, moins maintenant parce que je n'ai pas le temps. J'avais vu les planches de Rod, et ça me paraissait vraiment correspondre à ce que je voulais en terme de jeux d'acteurs, etc. Il avait posté quelques planches muettes qu'il avait réalisé pour un collectif américain. Elles y sont toujours d'ailleurs, vous pouvez regarder c'est super, ça s'appelle The Ride. C'est un monsieur sur un vélo qui poursuit de ses ardeurs une jeune fille qui est elle-même sur un vélo dans la campagne. Et je ne vous dit pas la fin mais c'est chouette.

Et comment s'est passé votre travail ensemble ?

Rodguen – Par le net. Il m'a envoyé le script, je suis tombé tout de suite amoureux du truc, j'ai décidé de le faire. Mais comme j'ai un boulot à côté, ça n'était pas possible d'être tous les jours dessus. Je n'avais que mes week-ends et mes vacances. Donc à partir du moment où on a décidé de le faire, Wilfrid a fait le choix d'être patient et d'attendre le temps que ça prendrait. Je m'étais fixé de faire une planche tous les dimanches. Le dimanche soir je lui envoyais, le lundi matin j'attendais son approbation. On a bossé comme ça par e-mail pendant 3 ans et demi.

Wilfrid Lupano – Et quelques coups de téléphone aussi mais avec le décalage horaire c'était compliqué.

Rodguen – On s'est aussi vu quelque fois pour mettre les trucs au point, pour discuter, en France quand j'étais en vacances. Mais sinon tout s'est fait par le net.

Wilfrid Lupano – C'est du télé-travail du dimanche.

Rodguen – Mais c'est vraiment une de mes meilleures expériences professionnelles. C'était complètement idyllique, on a toujours été d'accord sur tout, on a à peu près les mêmes sensibilités, les mêmes goûts. D'accord sur la mise en scène, le design de personnages, les intentions. Si je lui suggérais d'éditer un petit peu des textes, de couper certaines phrases, il n'a jamais été contre. Un type bien en somme.

Pour moi c'était vraiment différent, parce que dans le milieu de l'animation il faut toujours satisfaire une myriade de mecs, d'éxecutifs, de producteurs, surtout dans l'animation dans les gros studios américains. Et là d'être mon propre chef le week-end, d'avoir mon petit jardin secret le dimanche pour faire les planches et continuer sur ce script pour lequel je ne me suis jamais lassé, c'était vraiment idyllique.

Justement, vous venez de l'animation, est-ce que ça a été difficile de s'adapter au format bd ?

Rodguen – Non. J'ai toujours été passionné de bd aussi. Avant de découvrir l'animation c'était ce que je voulais faire. J'ai découvert l'animation quand j'étais teenager, et je suis parti aux Gobelins après le bac. Mais avant tout, c'était de la bd que je voulais faire. Donc j'ai gardé ça à côté, j'ai fait des histoires courtes à côté, comme le disait Lupano, dans des collectifs américains. Mais jamais je n'aurai pensé qu'un premier album serait un album de 123 pages. Je ne m'attendais pas à un marathon. Mais visuellement, comme je suis storyboarder, animateur, réalisateur, visuellement j'ai un langage cinématographique.

Le script était décrit de façon très cinématographique, en le lisant je voyais un film, donc ça n'a pas été compliqué de le mettre en page. Il était déjà vachement précis en plus. Et après les codes visuels de sens de lecture ou de mise en scène ce sont des acquis donc ça n'a pas été dur.

Le truc qui a été super dur pour moi quand même, vu que je suis avant tout animateur de personnages, ce sont les décors. Généralement je n'en fais pas beaucoup, et là me retrouver dans un univers de banlieue avec des buildings etc...ça a été dur de m'y mettre. Mais j'ai appris et ça ne m'a jamais bloqué.

Et ça n'a pas été compliqué de vous replonger dans des décors français ?

Rodguen – Pas vraiment. Après il y avait le petit souci du détail qui rend le truc plus crédible. Une borne, un pavé décalé, ou une faute de ciment. C'était assez dur de le chopper tout de suite, évidemment, vu que je ne me basais que sur des souvenirs ou des photos. Mais j'ai vécu en France jusqu'à mes vingt ans, jusqu'à mes dix-huit ans j'étais en Picardie. Au départ dans le script, l'action se déroulait à Grenoble. Mais Grenoble, je n'y ai jamais foutu les pieds. Je lui ai dit que je voulais bien le faire, mais qu'il fallait que ça se passe dans le nord de la France, région parisienne, Picardie...Un peu le plat pays qui est le mien. Après je me suis basé sur des souvenirs. La maison des parents de Vincent c'était la mienne, c'est là où j'ai grandi.

Et plus techniquement, quels outils et techniques avez-vous utilisé pour dessiner ce titre ?

Rodguen - Ça c'était un peu la frustration. Il fallait que je sois efficace, je n'avais pas beaucoup de temps à y consacrer, donc je ne pouvais pas explorer graphiquement trop longtemps. Et je ne voulais absolument pas qu'il file le script à quelqu'un d'autre. Donc je me suis lancé avec le style qui est le mien tout simplement, avec un trait assez uniforme, sans trop de noir.

J'ai fait tous les storyboards sur un petit carnet de croquis, comme ça je pouvais le scanner, envoyer ça à Lupano pour qu'il approuve, etl'avoir dans les mains pour mes voyages. Et puis ensuite j'ai scanné tous les croquis, et repris ça sur tablette, à l'ordinateur, sur un Cintic.

Tout à l'heure vous parliez d'anecdotes réelles pour créer les personnages, mais y'a-t-il eu d'autres inspirations, notamment cinématographiques ?

Wilfrid Lupano – Non, là j'avais spécialement à faire avec ces souvenirs-là. Les personnages sont vraiment essentiellement du vécu, des gens que j'ai rencontré pour de vrai. Par contre, dans le cinéma, c'est plus sur la technique d'écriture, sur l'ambiance. Je suis toujours très intéressé par ce que font les frères Cohen, Jacques Audiard, et Dupontel. C'est ce cinéma-là qui me parle. Pas tout chez ces auteurs-là mais une grosse partie de leur production. Ce qu'ils écrivent me touchent particulièrement, donc ça finit, je suppose, par se transférer dans ma façon de déconstruire les récits, de ne pas forcément avoir de personnages principaux, de s'intéresser plutôt à des parcours de gens ordinaires, voir en grande difficulté, voir même complètement timbrés.

Rodguen – C'est quelque chose que j'avais vraiment admiré dans le script quand je l'ai lu, cette prouesse de ne pas avoir de structure linéaire. De faire des flashbacks, des appartés, des petites parenthèses, en retombant toujours sur nos pieds. Il y a quand même un fil rouge à travers, tout nous est donné par pièces de puzzle, par petits indices, j'ai trouvé que c'était une écriture virtuose. J'ai trouvé ça fabuleux, un des meilleurs trucs que j'ai jamais lu.

Et de votre côté, avez-vous trouvé l'inspiration pour vos personnages dans les films, les livres ?

Rodguen – Tous les personnages sont issus de potes à moi en fait. Ce sont un peu des caricatures de potes que j'ai vieilli. Mais avec toujours des idées de casting. Quand j'en parlais à Wilfrid au tout début, quand on commençait à designer les personnages, je lui parlais toujours de castings de prise de vue réelle. Tel acteur, etc. pour avoir une espèce de référence de jeu, de personnage. Par exemple Bernard, j'en ai parlé à Wilfrid en disant un espèce de vieux Gérard Lanvin, mais de look c'est aussi un pote que j'ai vieilli. Gaby aussi est un mélange de potes.

Vincent c'était plus délicat. Je le voulais assez commun. Beau gosse mais commun, qu'il passe inaperçu. Qu'il ne soit pas gueulard dans son look, même sa façon de s'habiller ou de se tenir. Qu'il soit un peu dans le flou. Alors que Gaby est plus haut en couleur, même dans sa gestuelle, il est assez riche. Et Vincent je le voulais toujours en retrait, parce que c'est un personnage très intelligent quand même, mais qui est assez taciturne. Et comme c'est le narrateur de l'histoire et qu'il est assez bavard, je voulais lui garder une certaine modestie dans sa façon d'être.

Vincent et Gaby sont un peu des losers magnifiques, il y a un mélange d'empathie et d'admiration, c'est vraiment entre les deux tout le temps. Est-ce que ça a été compliqué de trouver le bon équilibre ?

Wilfrid Lupano – C'est vraiment ce que je voulais avoir comme équilibre. Gaby est davantage un loser, mais pas Vincent pour moi. Pour moi un loser, c'est vraiment le personnage de Jeffrey Lebowski, qui dès le départ ne veut rien faire, pas bosser etc. Gaby est plus proche de ça. Vincent non, c'est quelqu'un qui pour moi essaie de changer le monde. On ne peut pas être un loser quand on essaie de changer le monde. Tous les deux sont des paumés. L'un des deux est un loser, mais pas l'autre. Je voulais qu'il y ait toujours cet équilibre entre les moments où on a envie de leur mettre des claques, et les moments où on est touché par leur parcours. Parce que je trouve que c'est souvent comme ça dans la vie.

C'est l'histoire de tous les procès par exemple. Pendant quelque temps j'allais aux audiences libres dans les tribunaux. J'allais assister aux affaires correctionnelles. Ca m'intéressait de voir comment fonctionnait la justice sur les affaires courantes, quand on fait des affaires à la pelle, qu'on juge les gens en une demi-heure. Et c'est toujours en deux parties. Le procureur expose les faits qui sont reprochés à l'individu, et effectivement, à la lecture des faits, en général, on se dit qu'il a déconné. Puis l'avocat se pointe et dit « Oui mais ce que j'aimerais qu'on sache sur mon client, c'est que voilà sa vie. »

Rodguen – Ca ne pardonne pas mais ça explique.

Wilfrid Lupano – Ce fonctionnement en deux temps, trois temps, quatre temps, on peut en faire plein. Dépeindre les personnages par plein d'angles différents. « Ok ce personnage est ridicule et vous fait marrer, mais peut-être que si vous saviez ça sur sa vie, il ne vous ferait plus marrer ». Ca me paraît intéressant ce fonctionnement où les personnages ne sont pas livrés d'un bloc, pondus en deux pages. La bande dessinée franco-belge est née de personnages comme ça. Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Astérix et Obélix. Des personnages qui sont monolithiques, en trois pages on a cerné le personnage. On avait besoin de ça, d'un truc qui va vite. Le personnage est un archétype, qui fonctionne superbement. Je les adore, je trouve ça hyper dur de faire ça. Mais sur ce type de récit, un personnage aussi monolithique ne serait pas intéressant. Et puis ces personnages existent déjà. Nous on arrive après des centaines et des centaines d'auteurs, il faut arriver avec des personnages peut-être un peu plus proches de notre époque. Et notre époque est plus complexe, plus mélangée. Où sont les gentils, où sont les méchants ? On est bien en peine de le dire aujourd'hui. Il fallait que nos personnages dépeignent ça.

Et de votre côté Rodguen, est-ce que ça a été difficile de trouver le bon équilibre ?

Rodguen – Non pas du tout. J'ai essayé d'avoir un jeu de personnages qui transmette ce que vient de dire Wilfrid. Que ce soit une vision un peu kaléidoscopique, avec différentes facettes. Comme j'étais très inspiré par cette richesse des personnages, c'était très facile de les imaginer, de se mettre en condition, dans la situation. Comme on le fait en animation, on se met dans la peau du personnage, pour savoir comment il va évoluer, bouger, donner sa tirade. C'était d'une telle richesse que c'était assez facile de se mettre dans le truc, de les voir vivre et de les entendre même parler.

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