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par Sullivan - le 11/03/2014
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par Sullivan - le 11/03/2014

Form & Void

12h36, à la rédac'. Les gars bossent sur leurs articles et les langues se délient timidement à propos du season finale de True Detective, la conversation étant aidée par un nombre incalculable de reviews qui accablent un épisode qu'elles ne jugent pas à la hauteur, dans leur très grande majorité.
 

/!\ CET ARTICLE CONTIENT DE NOMBREUX SPOILERS. /!\
 

Ce n'est pas un secret, j'ai vécu True Detective intensément. Tellement qu'il semblerait que j'ai agacé plusieurs personnes sur Twitter à grand renfort de partages d'éléments que j'estimais pertinents et propres à être montrés à de nombreuses autres personnes qui, comme moi, jurent bêtement être le plus grand fan du show d'HBO et de Nic Pizzolatto. Et c'est là qu'est la première force de l'écriture du natif de la Louisiane : écrire une histoire que tout le monde va s'approprier, interpréter, contempler, et qui va amener chacun d'entre nous face à un mécanisme malheureusement tombé dans l'oubli : la réfléxion.

"Start asking the right fucking question."

L'épisode 3 reste à mes yeux d'ailleurs le plus bel exemple de responsabilisation du spectateur au moment où Rust Cohle développe sa philosophie héritée de Nietzsche, qui veut que tout ne soit que cycle, rond, cercle, boucle. Il n'est ici pas question de diamètre, mais bel et bien de sphère, et c'est un élément clé de la méta-narration de l'auteur, qui reviendra sur cet aspect central lors d'un chef d'oeuvre de mise en scène lors du huitième et dernier épisode, par le biais de son héros et semi-narrateur halluciné, Matthew McConaughey.

Bref, puisqu'il est impossible de faire l'exégèse d'une telle oeuvre en un seul post de blog (en effleurer les différents niveaux de lecture serait déjà un petit exploit), je vais essayer de revenir sur les qualités qui, selon moi, font de True Detective un show définitivement à part, à ranger entre Twin Peaks et une collection de bouquins de Lovecraft, Chambers (évidemment), Borges et d'autres grands romanciers du siècle dernier.

Pizzolatto, écorché vif, parvient à mettre des mots et des dialogues fiévreux sur l'expression naturelle des sentiments. C'est une qualité qui se retrouve en littérature chez les meilleurs uniquement, et qui résonne d'autant plus lorsque l'auteur s'emploie à la travailler sur un fond d'histoire noire, où l'ambiance pesante fusionne avec des personnages qui sont naturellement poussés sur le devant de la scène par leur décorum. C'est exactement ce qui se produit avec True Detective et sa cinquantaine de dialogues savoureux, tantôt drôles, tantôt dramatiques, tantôt terriblement nihilistes. C'est d'ailleurs ce à côté de quoi passent 90% des séries TV long format à mes yeux, à l'exception des monstrueux Breaking Bad, LOST, Battlestar Galactica, The Wire [...].

Ajoutez à cela une osmose entre les différents artistes impliqués et vous obtenez un cocktail détonnant : des personnages fabuleux dans un cadre poisseux et original, écrits à merveille, et mis en avant par la réalisation sublime de Cary Joji Fukunaga, nouveau surdoué d'Hollywood. Il n'y a d'ailleurs pas que l'écriture (assurée par le seul Nic Pizzolatto, sans l'appui de Writer Room - une rareté absolue en TV), la réalisation et le casting qui sont à souligner. La photo et les décors participent grandement au succès de la série, soulignant toujours l'aspect cyclique redondant de l'image, jusqu'à la grande messe au coeur de Carcosa, qui ne sera que le point d'orgue de cette quête de l'image parfaite.

Ajoutez à cela une à deux couches d'écriture concernant le plot de la série à proprement parler (le meurtre de Dora Lange , l'enquête qui mènera les personnages jusqu'à Tuttle et Childress en passant par les quartiers chauds du Texas), et vous obtenez une enquête policière d'autant plus unique. Qui est bien loin du compte toutefois, puisqu'il faut maintenant ajouter le background des personnages, qui les caractérisent et les normalisent aux yeux du spectateur, qui s'identifie et/ou qui admire. Les relations qu'entretiennent les personnages avec "les autres", qu'elles soient amoureuses ou filiales, sont autant de preuves que le scénariste observe, analyse et digère les rapports humains. Tout y est criant de vérité et l'aspect cyclique (toujours là) qui entoure les personnages et leurs agissements sonne comme une malédiction terriblement réelle lorsqu'il se matérialise dans les adultères de Marty.

Fin technicien du tapuscrit, Pizzolatto distille finement les informations et démarre sa série avec un premier acte en 3 épisodes plus en retenue que la suite, où les relations tiennent plus de place que l'enquête en elle-même, ce qui va s'inverser au fur et à mesure, pour laisser la place à l'accomplissement des deux héros lors d'un dernier chapitre dantesque. C'est d'ailleurs un reproche que l'on peut faire à l'auteur, qui a sacrifié une partie de sa richesse sur l'autel du montage serré d'HBO. En effet, Maggie est remariée à la fin de la série, comme il l'a avoué en interview, ce qui change drastiquement la façon de voir le futur de Hart à sa sortie du Lafayette Hospital (là où certains imaginent le happy ending vicieux au point de le renvoyer une nouvelle fois aux côtés de sa femme et de ses filles - pour recommencer les mêmes erreurs plus tard?).

Ce défaut va également se retrouver dans l'exercice compliqué de la résolution de l'enquête et malgré le parcours à étapes bienvenu des deux détectives privés : l'élan Sherlockien de Marty avec la peinture de la maison - élément déclencheur de toute la suite - semble tombé du ciel, ce qui prête à sourire devant le pragmatisme à toute épreuve du show, mais nous allons y revenir.

Avant de conclure ce long papier qui n'en dit finalement que très peu sur les véritables raisons du succès de True Detective (vivement qu'un collègue courageux se colle à l'écriture d'un bouquin), je voulais revenir sur deux oeuvres qui partagent la nostalgie cartésienne de True Detective à mes yeux :

Blast, de Manu Larcenet, qui présente le même genre de réflexion sous le pavillon d'une narration qui présente d'étranges similtudes avec celles de la série (deux enquêteurs qui vivent le passé au travers des dires de l'interrogé). Et au-delà même de la forme, le fond varie autour des mêmes thèmes que ceux abordés par Pizzolatto - le rapport à la mort, notamment, tout en apportant des réponses différentes et pas moins pertinentes.

Seven, de David Fincher. Là aussi, les similitudes peuvent être cosmétiques (le duo d'enquêteur, l'antagoniste fou aux pratiques occultes), mais celles-ci se font d'avantage dans la relation qu'entretient le héros (Brad Pitt) au modus operandi et au leitmotiv du serial killer. Tout y est plus hollywoodien, mais la photo, le soin apporté à la réal' et la qualité des dialogues en font un précurseur clinquant de True Detective.

Et si ces deux oeuvres tournent elles aussi autour de la sempiternelle invocation de la pertinence du cycle de l'existence (et des questionnements nietzschéens), il faut noter que True Detective trouve une réponse et une issue en brisant cette boucle. La trinité que forment Errol, Rust et Marty est coincée dans 17 ans de répétitions lancinantes et si les deux enquêteurs cherchent à en sortir par la justice, le monstre cherche lui à s'en sortir par la mort, à condition d'avoir la garantie d'en finir pour de bon. C'est une autre facette trop peu développée par le scénariste au cours de ce dernier épisode (à moins de comprendre l'intégralité du dialogue cryptique qui l'oppose à sa demi-soeur/femme, fait de nombreuses citations issues du Yellow King de Chambers), et qui oblige à offrir une nouvelle réflexion autour de la série.

En effet, toujours dans une interview, Pizzolatto dévoile qu'Errol souhaite quitter cette vie avec l'assurance de ne jamais y revenir, pour rompre le cercle (et le cycle) occulte instauré par ses prédécesseurs, ce qui explique qu'il laisse divers indices (le corps de Dora Lange en étant le plus évident) pour en finir. C'est aussi cette ascension qu'il évoque plus clairement, qui rapproche une fois de plus la série du mystique et du fantastique, que dragouille l'auteur depuis ses débuts. Pour l'anecdote, sachez que le personnage a appris à "communiquer avec les autres" à partir de films et du millier de DVD qui se trouvent dans son enfer de maison, à l'image de North By Northwest d'Alfred Hitchcock, qu'il regarde dans le huitième et dernier épisode.

La mort comme ligne de mire, nos trois protagonistes sont prêts à prendre place pour un dernier acte dramatique au coeur de Carcosa et à briser le cycle, quitte à y laisser la vie. Si j'émets quelques réserves sur les méthodes "j'engage un Sniper redneck pour effrayer Geraci" de Rust, l'assurance de préparer un dossier destiné aux médias - qui ne manqueront pas d'acquitter Tuttle dans la foulée de l'annonce des horribles évènements - est un énième rappel du pragmatisme des héros, qui auront bouclé la boucle à tout prix.

On pourrait revenir des heures sur la vision de Rust (rationalisée deux minutes plus tôt avec le dialogue dans la voiture qui annonce la persistance de ses hallucinations) au centre de Carcosa, lui que l'on sait sensible à la mythologie du Roi Jaune et qu'Errol qualifie de "petit prêtre". L'important est qu'une fois de plus, cette vision flirte avec le fantastique, tout en offrant un maëlstrom auto-contenu qui se trouve être une bien belle représentation graphique de toute la philosophie de la série, héritée du célèbre philosophe Allemand.

Ce qui nous intéresse, au delà même du fait que les personnages survivent et de la tension gérée par le montage malin et par le coup de hâche infligé à Marty (qui nous laisse penser que la série pourrait se finir là, coupés du monde, le monstre toujours en vie) qui joue avec nos nerfs, c'est la conclusion de la série, que beaucoup fustigent en tant que happy ending.

Celle-ci s'ouvre sur le fait que les 17 ans de travail de titan abattu par le duo ne mèneront finalement qu'à peu de choses, si ce n'est la disparition (physique) du monstre responsable des meurtres qu'ils ont croisé sur leur route. Les Tuttle courent toujours et les agissements de la police et de l'église ne seront pas remis en cause par des preuves insuffisantes. Not your average happy ending, huh ?

Tout juste sorti d'une expérience de mort, Cohle déroule un dialogue incroyable et imagé comme jamais sur le fait de glisser de l'autre côté, sur sa volonté de se laisser aller et de lâcher prise. Lui, le pragmatique halluciné, devient un agnostique plein d'espoir, ce qu'incarne le dernier dialogue sur le combat mené par la lumière face aux ténèbres. C'est la preuve qu'il est sorti de son cycle, qu'il a atteint "l'éveil" qui lui autorise l'optimisme, et qui caractérise étrangement les plus grands auteurs d'anticipation derrière leurs scénarios au paroxysme du pessimisme. Je ne vais encore citer ce modèle de bon vivant qu'est Alain Damasio, mais Alfro vous parlait hier de tout ce courant de pensée issu de ce gloubi-boulga qu'on appelle la "Culture Pop".

Marty également parvient à briser ce cycle en faisant une croix sur une affaire vieille de 17 ans, et parle de se reconstruire pour un futur meilleur, débarrassé de "leur mission", "laissant le reste de l'enquête aux autres". 

La série, dans sa lecture métaphorique du cycle karmique, s'achève ainsi sur un message d'espoir et d'accomplissement, sans passer par le traditionnel sacrifice cathartique de ses héros qu'évoque le scénariste ci-dessous. Et sans jamais trancher entre le pragmatisme le plus froid et l'agnosticisme le plus précieux.

________

Pour les anglophones, voici quelques morceaux choisis de la dernière interview donnée par l'auteur, au sujet de la fin de la série :

• "And killing characters on television has become an easy short cut to cathartic emotion."

• "I think what True Detective keeps telling you, over and over again, is that everything’s a story. Who you tell yourself you are, what you tell yourself what the world is, an investigation, a religion, a nihilistic point of view – these are all stories you tell yourself. You need to be careful what stories you tell yourself."

• "The show is not anti-religion or anti-anything. The show is against not thinking."

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