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par Arno Kikoo - le 10/10/2017
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par Arno Kikoo - le 10/10/2017

The Private Eye, la critique

Les lecteurs français de comics ont pu aborder à de belles occasions le travail de Brian K. Vaughan et notamment chez Urban Comics qui a proposé par exemple Y, le dernier homme chez Vertigo ou ses créations originales que sont Saga ou Paper Girls. C'est donc presque naturellement que l'éditeur propose dans un format atypique, de sa collection Urban Strips, le récit The Private Eye qui, avant d'être un très bon polar d'anticipation, est le résultat d'une initiative créative et éditoriale qu'on ne voit pas souvent dans le milieu.

Une aventure éditoriale innovante

Le début de The Private Eye s'est fait sur le netBrian K. Vaughan et Marcos Martin ont proposé les dix chapitres de leur oeuvre via la plate-forme Panel Syndicate qu'ils ont créée, à un prix libre fixé par le lecteur. Les chapitres sont de plus diffusables sans restriction, dans une nouvelle optique de consommation qui, au delà de son aspect "c'est gratuit" permet de responsabiliser le lectorat. Ce dernier fixe le prix qui lui semble juste, et récompense directement l'équipe créative sans qu'un centime ne soit touché par un éditeur qui n'en aurait pas forcément besoin, ou d'autres intermédiaires qui distancient les créateurs de leur public.

Aussi, si The Private Eye a également été édité au format papier par Image Comics, et qu'Urban Comics en propose un ouvrage qui se fera une belle place dans votre bibliothèque, on pourra malgré tout regretter que les dimensions soient plus petites que l'équivalent outre-atlantique, et discuter aussi du prix - pas forcément parce qu'il est élevé (28€), mais plutôt sur le principe de l'oeuvre et du rapport entre les créateurs et le lectorat qui s'en trouve altéré.

Internet est mort, vive internet

Passons ces considérations pour s'intéresser au récit en lui même. The Private Eye se déroule en 2076 et le postulat de Vaughan est le suivant : internet a disparu après que les données de tout le monde se soient retrouvées à disposition de tous. Une transparence la plus totale que beaucoup auraient aimé garder secrète, avec pour résultat un chérissement jusqu'au boutiste de la vie privée.

Ainsi, l'usage des pseudonymes dans la vie quotidienne est devenue courante, si ce n'est obligatoire, et les déguisements et masques sont devenus la seule façon d'éviter toute intrusion dans son espace personnel. Dans ce monde à peine plus fou que le notre, un détective privé (P.I. en anglais, qui se lit "pi-aïe", vous comprenez le double sens du titre maintenant) doit enquêter sur le meurtre d'une ancienne cliente. Comme dans tout polar qui se respecte, à mesure que l'enquête s'approfondira, le héros sera entraîné dans une conspiration qui le dépasse. Et tout l'intérêt de l'intrigue m'oblige à ne rien vous dire de plus.

On peut apprécier The Private Eye à plusieurs égards. Sur l'aspect du divertissement pur, Brian K. Vaughan dépeint une société colorée et fascinante, qui met en opposition notre façon de vivre "IRL" à celle que l'on dépeint sur internet - en inversant les codes. Les personnages du récit répondent à certains archétypes du polar bien qu'il soit plus difficile d'y voir un véritable méchant, lorsqu'on connaît ses intentions. Chaque chapitre permet en tous les cas d'en découvrir un peu plus sur cette future société, sur le passé de P.I., avec moult action et rebondissements. De par leur format, les 300 et quelques pages s'enchaînent assez rapidement, sans grand temps mort, et Vaughan réussit à proposer une conclusion relativement satisfaisante. Bien qu'on aurait pu souhaiter une prise de risque plus importante, le retour à un certain statu quo semblant assez facile après avoir pourtant brassé une belle quantité d'idées.

Qui veut encore d'une vie privée ?

En effet, ce qui rend The Private Eye le plus intéressant se trouve au delà de la simple histoire, mais dans ce que Vaughan raconte au travers. Vous l'aurez deviné, la thématique principale se rapporte à l'utilisation que l'on fait de l'information, que ce soit dans les médias et surtout avec les réseaux sociaux. L'auteur interroge son lectorat sur la notion de vrai, de ce qu'on préfère afficher publiquement et du secret. Du diktat d'internet dans le passage et la déformation des informations - qui était assez visionnaire puisque le récit a commencé à paraître un an avant que les fake news fassent partie du vocabulaire courant.

Il sera dès lors amusant de constater que la force de police est appellée Presse, qu'une certaine "Tee Vee" a repris ses droits comme premier média d'information ; que les paparazzis, au vu du rapport avec le droit à l'image et de la vie privée, sont maintenant les pires hors-la-loi. Sans oublier le grand-père de P.I. qui se rappelle d'un passé nostalgique avec des références qui, pour nous, sont on ne peut plus actuelles. 

Mais Brian K. Vaughan ne se livre pas pour autant à un exercice de dénonciation, puisqu'à la lecture il sera bien difficile de voir un parti pris. Il y a un avantage d'être dans une démarche de questionnement pur, mais il aurait été tout aussi intéressant de voir l'auteur se positionner véritablement par rapport aux différentes thématiques qu'il développe. Mais le fait d'avoir déjà un propos très riche, qui sert une histoire proprement prenante, reste un argument suffisant pour vous pousser à la lecture. D'autant plus que les dessins de Marcos Martin (qui profitent des couleurs de Muntsa Vicente) mettent efficacement en images le futur imaginé par Vaughan. Les costumes, les masques, la construction de la société, rendent The Private Eye assez fascinant, et ce dès les premières planches. Les couleurs hyper pop ajoutent également une plus-value, notamment pour l'ambiance, qui tranche avec un futur gris ou trop sombre tel qu'on se le représente facilement en science-fiction.

Si vous étiez passé à côté par barrière de la langue, alors The Private Eye s'offre à vous dans une édition avenante, bien que difficilement abordable si on ne vous en a jamais parlé. Alors disons-le clairement : Brian K. Vaughan signe un excellent récit d'anticipation qui dépeint les torts de notre société trop connectée et propose une sorte de contrepied assez jouissif, sans pour autant prendre de parti pris net. Coloré, vivant, et terriblement prenant tout en faisant réfléchir, on vous encouragera donc à venir poser vos yeux sur ce récit - et continuer d'encourager Panel Syndicate, qui a publié trois autres récits en ligne, et à prix libre, depuis. 

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