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par Alfro - le 3/02/2015
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par Alfro - le 3/02/2015

Little Tulip, la critique

Les années 80 avaient vu un duo délivrer coup sur coup deux histoires sombres et poignantes, deux drames humains se déroulant dans un New York désabusé. La Femme du Magicien et Bouche du Diable consacrèrent deux artistes dans un hommage aux polars noirs, deux hommes qui se retrouvent vingt-cinq ans plus tard pour livrer un nouveau chapitre à leur exploration de la face sombre de l'humanité.

"Notre artiste est un vrai spécimen."

Jerome Charyn est un écrivain obsédé par sa ville polymorphe, cette New York à la fois lumineuse et crasseuse, cosmopolite et solitaire, cette refuge pour les marginaux du monde entier qui accueille toute la misère du monde ainsi que les pires représentants de l'humanité. C'est ce tableau qui s'offre à notre regard dès la première page où l'on parcourt des rues rendues on ne peut plus vivantes par le trait vif et inspiré de François Boucq. Un quart de siècle plus tard, les deux artistes se retrouvent et leur complicité semblent ne pas avoir pris une ride. Les mots de l'un sont complétés par les traits de l'autres, convergeant vers un sentiment unique et fort. Une telle complémentarité fait tout le sel d'une telle BD, dont le message sous-jacent est livré sans concession aucune.

L'histoire s'ouvre sur le quotidien presque méditatif de Paul, tatoueur laconique dont le talent est indéniable. D'ailleurs, quand celui-ci aide la police à dresser des portraits-robots, ce talent parait presque surnaturel. Faut dire que Boucq profite de ces quelques pages pour exposer ses réflexions sur le dessin, replaçant ce dernier dans une perspective très spirituelle, comme un acte chamanique nécessaire aux hommes. Car si Paul a toujours été attiré par le dessin, son initiation à ses plus mystérieuses arcanes a été faite dans des conditions proches de l'Enfer, celui du goulag. En effet, deux lignes temporelles se nouent ici, celle du New York des années 70 et celle des souvenirs du tatoueur, qui se heurtent aux récifs acérés des événements douloureux qu'il a pu vivre dans une enfance sacrifiée.

"Je suis un rêve qui marche."

Ce que développe ici Charyn, dans une virtuosité d'écriture totale, les deux lignes temporelles s'interpénétrant de la façon la plus organique qui soit, s'influençant l'une l'autre à mesure que le récit avance, c'est l'histoire d'une vie brisée. L'histoire d'un petit garçon qui se retrouvera enfermé dans les prisons soviétique et qui deviendra un adulte bien trop vite au contact des pires êtres humains qui soient. Les malfrats feront son éducation, lui apprendront leurs codes (dont le tatouage est une partie prépondérante) et lui montreront la voie vers la survie. Le goulag est froid, dur et injuste. La bonté a totalement quitté ce lieu et pour ne pas perdre la raison, Paul va se blinder à jamais, remiser son humanité pour devenir une bête sauvage, beaucoup plus à même de survivre dans ce lieu désolé de la Sibérie.

Le récit de Little Tulip ne laisse aucun échappatoire, comme si nous étions avec Paul obligés de subir des horreurs inconcevables. Surtout que le dessin naturaliste et vibrant de vie de François Boucq laisse difficilement le choix d'échapper aux événements innommables qui sont commis encore et encore. Ainsi, dès le début, le jeune garçon est parqué dans un train comme du bétail et va vivre sur les rails pendant deux mois au milieu des excréments et des cadavres de ceux qui ne réussiront pas à survivre à ce traitement. Dès cet instant, l'innocence est morte et le reste de l'histoire montrera un homme cherchant à retrouver son âme, une façon de continuer à vivre en assumant un passé que la raison ne peut concevoir. Si la fin ésotérique est magnifique, elle semble se refuser au lecteur par excès de pudeur, comme si la catharsis ayant opérée, il ne fallait pas aller plus loin.

Le Lombard livre un nouveau chapitre merveilleux de la collaboration entre Jerome Charyn et François Boucq. Little Tulip est un récit âpre et cruel, magnifié par un dessin sensible qui oblige à ressentir des horreurs qu'on aurait pourtant bien du mal à imaginer. Une histoire troublante qui porte en elle un message d'autant plus fort qu'il ne se livre jamais expressément.

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