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par Alfro - le 11/02/2015
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par Alfro - le 11/02/2015

Elle s'appelait Tomoji, la critique

En se baladant entre les différents stands des éditeurs lors du Festival d'Angoulême, une évidence est venue nous frapper, on trouve un manga de Jirô Taniguchi chez toutes les maisons d'édition. Rue de Sèvres est encore jeune, et pour se lancer dans le grand bain, il lui fallait aussi son œuvre du légendaire mangaka. Dont acte avec Elle s'appelait Tomoji.

"On dirait une poupée."

Une fois n'est pas coutume, pour parler de cette bande dessinée, nous allons commencer par parler de la fin. La magnifique édition de Rue de Sèvres (même si le choix d'adopter un sens de lecture européen est discutable) propose en effet une interview passionnante de Jirô Taniguchi, où il dévoile quel est le projet à l'origine de ce manga. Il s'agit d'une demande du temple bouddhiste fréquenté par la femme de l'auteur, qui voulait qu'il fasse une histoire biographique de la fondatrice de ce lieu saint. Il va y voir la possibilité d'expérimenter (sa grande lubie) une nouvelle forme de narration, raconter la vie de quelqu'un grâce à un moment-clé de son histoire qui cristalise toute son existence. Plus que les faits historiques, ce qui intéresse le mangaka ici est comment les événements d'une vie ont pu influer sur une conception spirituelle et personnelle du monde. C'est une biographie en creux qu'il souhaite laisser.

D'ailleurs, dès le début du manga, on remarque que l'auteur met en exergue un événement raté, une rencontre qui n'a pas eu lieu. Ce non-fait est aussi indispensable à la compréhension de la vie de son personnage qu'à la construction du récit. On peut en effet se demander ce qui aurait pu se passer si l'héroïne de cette histoire, Tomoji Ushida, avait rencontré alors son futur mari. Si le hasard avait fait en sorte que ces deux-là, qui ne sont alors que des jeunes gens qui se construisent, se croisent à ce moment-là, peut-être que toute leur histoire, d'amour et spirituelle, en aurait été chamboulée. Mais une vache échappée de son enclos en décidera autrement, et il faudra attendre de nombreuses années avant que leurs vies parallèles se croisent à nouveau.

"Ainsi le temps passe tranquillement."

Par ce moment climatique qui n'aura pas lieu, Taniguchi et sa co-scénariste Miwako Ogihara, montrent comment l'intrigue va se construire, par l'absence. L'absence de mots tout d'abord, le discours est ici réduit à sa portée effective, le reste étant bien plus puissamment exprimé par les jeux de regards, les instants suspendus et un silence lourd de sens. L'absence de grandes montées dramatiques aussi. L'auteur avoue dans la même interview en postface que c'était chez lui un désir, ce qui se remarque très bien au fil des pages de sa BD. L'existence est marquée d'événements forts, d'épisodes qui vous définissent, mais difficile de ressentir sur toute une vie une montée dramatique. Si cela se défend d'un point de vue intellectuel, il faut reconnaitre que narrativement c'est assez étrange. On reste dans un état proche du détachement réfléchi, témoin d'une vie frugale et dure, sans pour autant en être affecté. Même par les événements les plus durs qui sont pourtant nombreux ici.

Il faut dire que ce manga porte en lui une identité zen, une philosophie bouddhiste qui prône l'acceptation (qui ne signifie pas pour autant qu'il faille baisser les bras devant les événements de la vie). C'est sans doute ce qu'il y a de plus frappant dans ces pages : on ressent dans la narration l'essence même de cette spiritualité basée sur une harmonie avec la nature. C'est en quelque sorte un anti-Moby Dick, l'humilité humaine face au cours imperturbable de l'existence. Celle-ci n'est ni cruelle ni bonne, elle ne fait que s'entrechoquer des événements, laissant au hasard le choix de la direction. C'est donc une œuvre très éloignée des conceptions déterministes occidentales. Une œuvre riche donc, d'autant plus précieuse pour nous qu'elle ouvre des perspectives différentes. Car Tomoji, malgré tout ce qu'elle endure et traverse comme tragédie, porte toujours sur le monde un regard compatissant.

On parle beaucoup aujourd'hui du vivre-ensemble, du retour à la spiritualité, des éléments que nous avons patiemment chassés de nos systèmes sociaux. Ce Japon rural ne se pose pas ces questions, puisqu'elles sont au cœur même de leur existence, et Jirô Taniguchi en livre les clés grâce à un récit dont la forme appuie le fond dans un élan zen.

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