Connu pour avoir été le disciple d'Osamu Tezuka et le créateur de nombre de récits emblématiques de la bande dessinée japonaise (Cyborg 009, Kamen Rider pour ne citer que les plus connus), Shôtarô Ishinomori est un dessinateur prolifique à qui l'on doit plus de 700 histoires, parmi lesquelles les 15 réunies aujourd'hui par Le Lézard Noir dans un album au titre évocateur : Eros X SF. Loin de la production japonaise classique, l'auteur y développe ses propres réflexions sur la sexualité et les illustre dans des histoires fantastiques aux approches multiples...
Ce livre n'est évidemment pas à mettre entre toutes les mains. Malgré le dessin de Shôtarô Ishinomori, calque de celui d'Osamu Tezuka, Eros X SF est une compilation de récits érotiques qui, en plus de son aspect purement suggestif, n'hésitent pas à explorer des pratiques « déviantes » comme le bondage. Bref, ne le laissez pas traîner à portée de main d'un enfant sous peine de risquer un interrogatoire gênant...
Peuplé de créatures étranges, les nouvelles du recueil s'inscrivent dans le giron absurde de l'imaginaire des pulp-comics, dans lequel l'auteur va puiser une large part de son inspiration. On y retrouve ainsi sirènes et autres créatures insectoïdes sur fond de complot à l'échelle planétaire, voir de conflit galactique. Appliquant une narration et un modèle strict, dans laquelle un personnage sous pression (généralement un étudiant qui prépare ses examens) va profiter de l'intrusion du fantastique dans sa vie pour répondre à ses pulsions sexuelles, l'auteur alterne entre folie et poésie pour explorer des compositions audacieuses et surprenantes sur le thème du désir. Il dresse ainsi un portrait peu flatteur de la gent masculine, prisonnière de ses pulsions au point d'en perdre tout sens moral. De l'ensemble se dégage donc un charme rétro, emprunt d'une poésie absurde que la production actuelle peine à égaler, d'un cynisme plus ou moins affirmé selon les nouvelles.
Il y dépeint des ambiances libérées de toutes logiques au profit de concepts originaux et psychédéliques, jusqu'à inclure un exercice graphique en une page autour du LSD. La majorité des nouvelles donnent ainsi la sensation de n'exister que pour permettre de marier deux genres rarement fusionnés, sans limite imposée. A titre d'exemple, le concept de la femme-lapin martienne a de quoi surprendre... Il conserve néanmoins le style qui a fait sa renommée et présente un graphisme accessible dont il se dégage une forme d'innocence uniquement menacée par les nombreuses situations érotiques.
Au-delà de l'aspect fantastique, Eros X SF s'inscrit aussi dans une réflexion politique via la trilogie "Ma vie sexuelle". Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le Japon est un pays à l'avenir incertain qui sacrifie toute trace d'individualité pour bâtir une union nationale forte ; le travail devient alors une valeur refuge au détriment de toute forme d'intimité. Devenu une réponse aux aléas de la vie en société, le sexe n'a plus de valeur que parce qu'il est l'unique forme d'individualisme. Plus encore, les pratiques « déviantes » deviennent une réponse au conformisme sociale et une revendication identitaire, ici exprimée par les violences physique et psychologique subis par les personnages.
Si ladite trilogie s'éloigne du concept d'origine et s'inscrit dans notre réalité passée, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit sans doute du climax d'un album qui a le mérite de surprendre de bout-en-bout, développant un regard sans complaisance sur le rapport des Japonais à la sexualité.
Shôtarô Ishinomori offre donc avec Eros X SF une vision décalée du rapport à la sexualité et du mal-être de la société. Après avoir exploré une science-fiction débridée et ponctuée d'érotisme dans les deux premiers tiers de l'album, l'auteur plonge dans un véritable essai illustré sur le Japon de son époque. Oeuvre complète, divertissante et poétique, Eros X SF se dévore et chacun y trouvera une nouvelle qui fera résonner davantage sa corde intérieure.