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par Alfro - le 22/11/2013
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par Alfro - le 22/11/2013

Seraphim, la critique

Quand deux génies se rencontrent, on attend toujours beaucoup du produit de leur collaboration. Quand deux des plus grands réalisateurs de films d'animation, Mamoru Oshii et Satoshi Kon, décident de faire un manga ensemble, ils nous délivrent un Seraphim attendu avec autant d'envie que de crainte d'être déçu. Grâce aux gens de bon goût de chez IMHO, on peut enfin redécouvrir cette œuvre qui est actuellement en cours d'adaptation en roman par Oshii lui-même.

"Ils volent en dormant ?"

Frustration. Une grande frustration, voilà ce qui nous déchire le cœur une fois que l'on referme ce manga. Ils faut commencer par là pour pouvoir expliquer tout le génie qui est contenu dans chacune de ses pages. Pour comprendre aussi comment autant de génie n'aura pu supporter la confrontation d'égos proportionnels. Du début à la fin, tout suinte les obsessions de Mamoru Oshii. Cette histoire se déroule dans un monde dystopique qui a été ravagé par une épidémie meurtrière, elle suit quatre individus qui se rendent au centre de la maladie dans ce qui ressemble plus à une profession de foi qu'à une mission. Tout du long du récit, on croisera des thèmes familiers du réalisateur de Ghost in the Shell.

Nous voyons très tôt sa réflexion sur l'évolution. Dans une scène ressemblant fort à un extrait de son film culte, où l'on remonte progressivement le long d'un arbre généalogique fiché au mur, entre autres. Comme s'il cherchait à nous interroger sur ce que nous sommes aujourd'hui, et sur la "prochaine étape" de l'humanité. Sommes-nous seulement encore des homo sapiens avec toutes les modifications que nous apportons à nos corps, nos schémas cérébraux dont il a été prouvé que les ondes avaient évoluées avec le développement technologique ? Là où il avait posé la question avec des cyborgs, il le fait ici avec une maladie, l'angelisme, qui change physiquement ses victimes, les fait muter. L'homme s'est toujours adapté à son environnement. Le nôtre a drastiquement changé ces dernières années, nous avons gravement altéré notre milieu naturel. Mais nous avons déjà commencé à nous y adapter, subrepticement, en douceur. Cependant, à quel moment aurons-nous suffisament évolué pour ne plus être semblable à ceux qui vivaient avant la Révolution Industrielle ?


Ces malades permettent au scénariste d'aborder une autre de ses obsessions, la métaphore biblique. Mamoru Oshii est clairement œcuménique, pouvant aussi bien faire référence aux précepts bouddhistes qu'aux sutras hindouiste, aux versets du Coran qu'aux légendes shintoïstes. Mais il y a tout de même chez lui un intérêt tout particulier pour la Bible, pas tellement en tant qu'œuvre religieuse, plutôt comme une œuvre littéraire remplie de préceptes, de métaphores philosophiques qui s'appliquent aux différents instants de la vie. Ce n'est pas pour rien qu'il la cite aussi souvent. De plus, même son récit est articulé autour d'un épisode biblique, celui des Rois Mages se dirigeant vers Jésus. Les personnages sont tous renommés selon chacun de ces personnages dont on entend surtout le nom dans les périodes de Noël et se dirigent presque à l'aveugle vers une destination dont ils ignorent tout en suivant une jeune fille, Sera. Là où l'auteur de Kerberos ne se contente pas de faire une réécriture d'un épisode biblique, c'est qu'il mêle les références et les métaphores. Ainsi, cette même Sera est une figure de Marie, puisqu'elle porte en elle l'espoir de la guérison, voire plus. Les trames de réflexion (l'échelle de Jacob, la Terre Promise...) s'entremêlent, parfois jusqu'à nous perdre pour nous récupérer par un moment contemplatif.

"Cette gamine ? Élucubrations de vieux fous que tout cela !"

Par ailleurs, la réflexion religieuse n'est pas la seule qu'il livre, et l'auteur aime s'adonner aux raisonnements philosophiques dans ses œuvres. Particulièrement sur Descartes, pour lequel il a une passion. Nous pouvons ici le constater avec encore une fois ce raisonnement à mesure que les personnages doutent de ce qu'ils voient. Notre monde est-il réel ? N'est-il pas une simple construction de notre esprit ? Il rejoint en cela l'une des marottes de son dessinateur, Satoshi Kon, la réalité subjective. Thème qu'il a largement exploré dans Perfect Blue ou Opus, ressorti récemment chez ces mêmes IMHO, L'autre grand axe philosophique qu'il souhaite développer ici, dans une conscience écologique de plus en plus développée chez lui (pas du tout évoquée dans GitS 1, mais largement abordée dans sa suite, treize ans plus tard), c'est le thème du panthéisme. Quand il évoque Gaïa et les résonnances de Schumann, il fait référence à une théorie qui dit que nous sommes tous reliés par une énergie commune qui traverse la Terre en long et en large, par l'impulsion résiduelle qui a permis à la vie d'apparaître. Cette réflexion largement développée par Schopenhauer est un message humaniste puisqu'elle signifie que chaque être vivant est une partie d'un grand tout. Ainsi, on peut voir ce raisonnement dans Seraphim avec le lien qui lie ces "anges" aux humains, et quand il apparait au fil des pages que leur salut vient peut-être de ces êtres "différents".


Ce serait cependant se tromper que de croire qu'il n'y a que la réflexion métaphysique qui obsède Oshii. Il garde tout de même les pieds sur Terre et livre une description incroyablement précise et détaillée de l'impact géopolitique qu'a eu l'épidémie sur le monde. Parfois même trop. Franchement, l'analyse sur la situation de Shangaï depuis la Seconde Guerre Mondiale, on pouvait s'en passer. C'est pas que ça coupe le rythme, mais presque. Avec ces multiples couches de métaphores, de questionnements et autres analyses géopolitiques, on aurait pu avoir un ouvrage indigeste, un pavé très intelligent mais qu'on aurait sans doute digéré en se faisant l'intégrale de Transformers, histoire de faire souffler notre plat à zombies. Cette lourdeur est cependant complétement détournée par un récit contemplatif. Les pages débordent de poésie et les masses de textes qu'il nous sert sont saupoudrées de vrais moments de détente. Où la réflexion peut tranquillement se délayer, entrer en soi pour plus tard se développer. On sent la patte de Satoshi Kon d'ailleurs, dans ces cadrages très ouverts et parfois presques dépouillés. Le rythme est parfaitement tenu, et nous propose des souffles au moment où il nous les faut. Encore une fois, la maîtrise.

Alors, pourquoi ? Pourquoi ? Tant de virtuosité, sur le fond et sur la forme. Il y a tant à dire sur seulement seize chapitres. J'aurais pu développer bien plus (pourquoi pas un de ces quatre d'ailleurs ?), continuer à montrer comment le dessin de Satoshi Kon est à maturité, comment la structure narrative est d'une précision d'orfèvre. J'aurais pu le louer encore et encore. Sauf que les artistes sont aussi des hommes. Qu'il n'est pas toujours évident de travailler ensemble, car s'ils s'entendent à merveille sur le plan artistique, l'égo est lui un aspect fondamental des génies. Ils avaient encore les moyens d'écrire deux volumes comme celui-ci avec seulement ce qui avait été mis en place dans ces pages. Alors oui, nous pouvons regretter que cette œuvre soit à jamais inachevée, du moins pas avec Satoshi Kon, mais nous pouvons toujours considérer que ce que nous avons doit déjà nous réjouir. Ils ont réussi à allumer en nous un maelström de questions et de réflexions auxquelles c'est désormais à nous d'apporter des réponses. C'est finalement un héritage plus qu'autre chose qu'ils nous offrent. Un pont vers une nouvelle façon de penser pour l'avenir.

Oui, Seraphim c'est un ouvrage frustrant. Nous ne pourrons assister à la fin du voyage. Sauf si nous l'imaginons par nous même. Si nous laissons fleurir en nous les nombreuses pistes qui nous ont été laissées. La force de ce manga, c'est justement de nous offrir un fil à saisir pour pouvoir tisser notre propre réflexion. C'est une œuvre qui préfère interroger plutôt que d'affirmer. Rien que cela atténue la frustration et donne envie d'y retourner.

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