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par Alfro - le 27/02/2015
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par Alfro - le 27/02/2015

Dossier Premium : La BD argentine

Si l'on parle beaucoup de franco-belge, de comics ou de manga, il ne faudrait pour autant pas oublier certains territoires séquentiels totalement délaissés par cette classification. Car si ce sont les trois genres les plus représentatifs de la Bande-Dessinée, cette dernière est avant tout un art mondial.

Ainsi, l'Argentine a une longue tradition bédéistique, elle a même un nom pour ça : l'historieta. Ce n'est d'ailleurs pas anodin si Hugo Pratt ou René Goscinny sont passés par ce pays sud-américain avant de devenir les grands artistes que nous connaissons aujourd'hui.

L'histoire de la BD argentine commence avec celle de l'Argentine elle-même. En 1853, les différents territoires s'unissent et adoptent une Constitution démocratique et laïque qui dans un même temps va abolir l'esclavage, la traite négrière étant toujours active jusque-là. Dans cette constitution, l'article XIV particulièrement va bien aider la BD, puisqu'il y est dit que l'on peut "publier par la presse ses idées sans censure préalable". Ainsi, et comme bien souvent, la première forme de BD qui verra le jour en Argentine est une BD satirique, les caricaturistes d'origine européennes croquant alors les remous politiques que connait le pays de Diego Armando.

À partir des premières lithographies, importées de la tradition européenne, le message va vite se développer, devenir plus long et concret. Celui-ci va donc demander plus d'espace et de l'image unique, les satiristes vont évoluer vers un langage plus développé, et les premières suites de cases font leur apparition. Le comic-strip argentin naît donc en même temps que les premières suites séquentielles en Europe ou aux Etats-Unis. Déjà, les premiers phylactères (qui ne sont pas encore des bulles) apparaissent, en d'autres termes, la BD argentine avance au même rythme que celles d'Europe et des Etats-Unis.

Au tournant du siècle, la principale forme de bande dessinée en Argentine est toujours politique, caricaturant une démocratie qui prend tranquillement racine. Cependant, d'autres formes commencent à apparaitre ci et là, notamment des strips appelés cuentos vivos et qui racontent, souvent avec humour, parfois avec une portée d'apprentissage, le quotidien des Argentins. De petites histoires saisissant le développement du pays alors qu'il accueille la révolution industrielle de plein fouet. Surtout, de premiers magazines BD apparaissent épisodiquement, publiant ces petits strips, mais aussi les traductions de comics, notamment ceux de Frederick Opper dont le fameux Happy Hooligan sera traduit en Cocoliche.

Alors que la Première Guerre Mondiale approche, l'Argentine voit son développement culturel exploser alors que le pays s'installe dans une stabilité politique à long terme. Ainsi, les premières séries de BD font leur apparition. Manuel Redondo devient ainsi l'un des tous premiers auteurs à développer des personnages semaine après semaine dans son strip Las aventuras de Viruta y Chicharrón, qui sera aussi l'un des premiers à faire apparaitre des bulles de dialogues. La presse BD aussi se développe et l'art séquentiel est désormais ancré dans le paysage culturel de ce pays qui a dû lutter contre les Espagnols pour obtenir son indépendance.

Les années 20 vont être celles de la large diffusion de la BD dans toute l'Argentine. La presse a fait des avancées spectaculaires dans ce début de siècle. Ainsi, en 1870, l'ancien président Bartolomé Mitre fonde La Nación, qui va devenir le journal à la plus large diffusion dans la plus australe des nations américaines. Ce journal est très proche du pouvoir (et continue aujourd'hui d'afficher une tendance libéraliste), preuve en est que le rédacteur en chef des années 1910, José Luis Murature, deviendra le ministre des Affaires Etrangères. Ce sera aussi lui qui le premier accueillera une rubrique de strips quotidienne qui continue se poursuit encore aujourd'hui.

Les autres quotidiens du pays s'aligneront sur La Nación et accueilleront tous dans leurs pages un encart pour des strips divers et variés. Surtout, en 1928, le tout premier magazine publiant exclusivement des pages de bande dessinée sortira son premier numéro. El Tony sera un quotidien qui va durer pendant plus de 70 ans en publiant des auteurs qui s'intéressaient tout autant aux récits humoristiques et qu'aux histoires d'aventures ou de romance. La BD devient polymorphe et quelques artistes commencent à se faire un nom.

C'est le cas de Dante Quinterno, un descendant d'Italiens qui, tout en travaillant dans l'exploitation agricole familiale (ce qu'il fera toute sa vie), va créer un des personnages les plus emblématiques de la BD argentine. En 1928 encore, le journal Critica va publier le premier épisode des aventures de Patoruzú. Ce descendant d'un peuple fictif d'amérindiens possède une force surnaturelle parce qu'il a été nourri avec de la soupe d'os d'un animal mythique quand il était enfant, et devient encore plus fort quand il fait face à l'injustice, il reçoit à ce moment-là toute la force de ses ancètres. Il est en quelque sorte le pendant argentin de Popeye, avec une naïveté immense qu'accompagne un tout aussi grand cœur.

Il va devenir tellement célèbre que les ventres du Critica vont s'envoler tandis qu'il deviendra la coqueluche des jeunes de l'époque. Il aura un tel succès qu'il aura le droit dès 1936 à son propre magazine, qui aura une portée colossale pour l'époque, s'écoulant à plus de 300.000 exemplaires. C'est aussi ce personnage qui sera la star du tout premier film d'animation argentin. La fin des années 30 sont aussi le moment où les Argentins vont découvrir les comics américains avec Superman et Batman qui seront traduits dans les pages de Pif Paf. Le style nouveau de ces comics va profondément marquer les dessinateurs de l'époque et vont influencer la BD argentine durablement.

La Seconde Guerre Mondiale finie, de nombreux immigrés européens vont arriver en Argentine. Certes, des Allemands qui vont étrangement essayer de se faire oublier dans les larges étendues du pays, mais aussi des dessinateurs italiens attirés par ce nouvel El Dorado de la BD. C'est aussi à cette époque que Guillermo Divito veut publier Chicas dans le magazine de Patoruzú. Le rédacteur en chef du magazine de l'époque n'est nul autre que Dante Quinterno, le créateur du personnage culte est un poil conservateur et demande entre autres à Divito de rallonger les jupes de ses personnages. Ce dernier ne goûtant pas trop cette philosophie, il va aller fonder en 1944 le journal Rico Tipo.

Celui-ci va accueillir les bandes dessinées de Adolfo Mazzone, qui va y publier son strip Piantadino qui aura alors un franc succès, ou d'Oski, dessinateur humoristique et très engagé politiquement dont le talent l'amènera à collaborer avec Jean-Paul Sartre ou George Bernard Shaw. Le succès que va rencontrer ce magazine va provoquer un grand chamboulement dans le paysage éditorial alors que Juan Perón arrive au pouvoir et semble promettre un âge d'or en appliquant une redistribution des richesses équitables. Comprenant son erreur, Dante Quinterno va lancer Patoruzito, une version plus jeune de son magazine. Le genre super-héroïque aussi s'envole sous l'influence combinée des Américains et des Italiens, et Misterix, super-héros créé par Eugenio Zoppi, va lui aussi avoir son propre magazine.

Dans ce déchainement éditorial où tout semble alors possible, un groupe va commencer à faire parler de lui, le Venice Group. Celui-ci regroupe un certain nombre d'artistes italiens qui profitent des coudées franches que l'Argentine offre à la création. Parmi eux, on retrouve des artistes du calibre de Mario Faustinelli, Dino Battaglia et surtout Hugo Pratt, le futur créateur de Corto Maltese ayant posé ses valises en Amérique du Sud pendant quelques temps pour perfectionner son art. Des dessinateurs argentins vont se joindre à eux, comme Alberto Breccia ou Solano López, et vont provoquer une telle émulation que durant que quelques années, l'art séquentiel argentin sera l'un des plus innovants au monde.

Une personnalité va cristalliser tout ce beau monde autour de lui : Héctor Oesterheld. Ce scénariste et éditeur va avoir une large vision d'où aller et va créer de nombreuses séries avec chacun de ces dessinateurs, et créer avec López le magazine Hora Cero. Les deux artistes vont publier dans ces pages L'Eternaute, où l'on voit une neige mortelle, provoquée par des aliens qui préparent une invasion, s'abattre sur la Terre, c'est alors que Juan Salvo et sa famille tenteront de survivre alors que la planète est dépeuplée. Vertige Graphic a entrepris de restaurer ces planches et a proposé à partir de 2008 une nouvelle édition. Oesterheld va aussi lancer, avec Breccia cette fois-ci, Mort Cinder, une histoire mystérieuse sur un homme immortel.

Si ce regroupement d'artistes donnera ses lettres de noblesse aux genres de la science-fiction et l'aventure, enchainant albums sur albums, la comédie ne sera pas délaissée pour autant. Ainsi, en 1964, alors que le pays est contrôlé par les militaires, Quino sort le premier album de Mafalda, qui va sans doute devenir la BD argentine la plus connue à travers par le monde. Des comic-strips plein d'humour qui mettent en scène une jeune fille incroyablement mature et qui surtout a une vision sur l'avenir bien pessimiste pour l'époque. Ainsi, en plein milieu des Trentes Glorieuses, Quino pose déjà les questions sur la mondialisation, le militarisme ou le patriarcat. Avec une finesse d'écriture assez incroyable, l'auteur va associer humour et réflexions sur un monde dont il observe les dérives capitalistes.

C'est l'époque de l'apogée de la bande dessinée argentine, avec pas moins de six magazines BD, on peut aussi citer D'Artagnan ou Fantasia, au sommet des ventes, et parmi eux seulement le Donald Duck Magazine est étranger. Pendant que Pilote agitait la BD en France, les Argentins aussi connaissent un bouillonnement culturel. Malheureusement, les événements à venir vont faire que cet Art en pleine expansion va subir une crise sans précédent.

Deux événements vont porter un coup presque fatal à la bande dessinée argentine. Premièrement, dès la fin des années 60, de nombreux magazines mexicains envahissent le marché. Produits en masse, ils proposent un meilleur papier et des traductions de comics américains qui vont attirer une grande partie du lectorat, qui va délaisser les magazines argentins. Surtout, l'instabilté politique que le pays va subir va entrainer une lente décadence de la culture.

En effet, en 1966, le régime est renversé par un coup d'Etat du général Ongania qui met en place un régime autoritaire. Pour la première fois, étudiants, ouvriers mais aussi la classe moyenne traditionnellement anti-péroniste, vont se lier ensemble pour chasser du pouvoir les militaires. Suite à une révolte qui sera réprimée dans la violence mais qui arrivera quand même à son but, la gauche reprend le pouvoir. Cependant, en 1973, le général Peron revient au pouvoir, et un grand nombre de révolutionnaires seront alors enlevés, torturés et souvent massacrés. Un nouveau coup d'état est mené par la junte militaire et s'ensuit des années de répression militaire qui selon les estimations a fait plus de 10 000 victimes, souvent avec une aide non avouée des services secrets américains, bien contents de voir le gouvernement de gauche disparaitre.

Pour installer durablement son pouvoir, la junte militaire lance en 1982 la Guerre des Malouines, pensant que, grâce à leur anticommunisme convaincu, ils seraient soutenus par Ronald Reagan. Sauf que ce dernier n'allait pas se mettre en situation délicate avec l'Angleterre de Margaret Thatcher et va laisser cette guerre tourner au profit des Britanniques. Cela signera la fin d'années de dictature et Raul Alfonsin va dès 1983 amorcer le retour à la démocratie. Cependant, durant ces quelques quinze ans de troubles politiques et de crimes contre l'humanité constants, l'Argentine ressort exsangue et tellement affaiblie qu'elle mettra des années à s'en remettre (si tant est qu'elle s'en soit jamais remise).

Le monde de  la bande dessinée ne sera pas épargnée durant ces années de terreur. Ainsi, de nombreux magazines fermèrent leurs portes durant cette période, les gens n'ayant plus à cœur de lire de la BD, mais aussi parce que la censure fonctionnant à plein, plusieurs auteurs virent leurs séries interdites. D'ailleurs, Quino qui développait des idées ouvertement anticapitalistes dans Mafalda va devoir s'installer en Italie pour sauver sa peau. Ce que n'aura pas le temps de faire Héctor Oesterheld. Celui-ci avait déjà échappé de peu aux foudres politique après la publication en 1968 de la biographie de Che Guevara qu'il avait fait avec Alberto Breccia. Cette BD fut censurée et le scénariste fût placé sur la liste des personnes à surveiller.

Pourtant, l'artiste qui avait de profondes convictions politiques avait décidé de ne pas faire profil bas et politisera de plus en plus le message de L'Eternaute. Si bien qu'en 1976, il fut kidnappé par les forces militaires et on ne le reverra plus. L'année suivante, ses quatre filles, étudiantes ouvertement de gauche, disparurent aussi. Ils sont tous présumés morts et doivent faire partie de ces dix mille victimes de la junte militaire. Avec Oesterheld (qui ne fut pas le seul auteur à périr dans ces conditions) disparaissait une tradition de la bande dessinée qui aura bien du mal à s'en relever.

Quand la démocratie fait son retour en 1983, le paysage culturel est en ruine. La plupart des magazines de BD sont morts, les auteurs qui étaient en grande majorité de gauche sont morts ou en exil et la jeune génération avait mieux à faire que de s'intéresser à l'art séquentiel. Si bien que malgré l'institution du magazine Fierro, basé sur le modèle anthologique de Métal Hurlant, la tradition bédéistique argentine est en berne. Pourtant, elle va revenir sur le devant de la scène dans une nouvelle forme.

En effet, si l'état économique du pays laisse plus qu'à désirer, les Argentins vont trouver leur salut dans l'auto-publication. Rendu possible par l'apparition des ordinateurs personnels, les artistes vont chacun de leur côté continuer à developper une tradition qui a déjà plus d'un siècle en Argentine. Cette dernière a décidé de totalement verser dans le libéralisme (jusqu'à aboutir à la grave crise de 2001) pour recouvrer des années de dictature qui auront mis à mal son économie. Ainsi, le marché est envahi de BD venues d'ailleurs, principalement des comics américains, et les auteurs locaux ne trouvent que très difficilement des places pour leurs œuvres.

Si la tradition artistique reste encore très active en Argentine, les artistes eux-même doivent donc trouver des moyens détournés pour pouvoir continuer à pratiquer leur art. Ainsi, certains choisissent tout simplement d'exporter leur talent vers des terres plus fertiles. C'est de cette façon que nous avons pu voir Ariel Olivetti ou l'extrêmement talentueux Eduardo Risso, illustrateur entre autres de 100 Bullets, s'exporter aux Etats-Unis où ils sont devenus des stars des comics. Ce dernier a d'ailleurs d'abord été chercher du travail du côté de l'Europe où, avec le scénariste Carlos Trillo, il va produire pour les marchés français et italien.

D'autres agissent au sein même de leur pays et rebâtissent petit à petit leur art en s'associant, en organisant des publications de fanzines. On peut ainsi noter qu'en 1996, plusieurs auteurs et éditeurs vont se regrouper sous le fanion de l'Asociación de Historietistas Independientes, puis de La Productora, qui regroupent les créateurs de tous le pays. Ils s'aident ainsi mutuellement pour pouvoir faire en sorte que l'une des traditions les plus anciennes et les plus vivaces de la bande dessinée ne soit pas sacrifiée sur l'autel d'une histoire troublée et d'une économie qui aura essayé de s'aligner sur des standards biaisés dès le départ.

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