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par Alfro - le 10/11/2013
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par Alfro - le 10/11/2013

Portrait de Légende #3 : Will Eisner

Dans tout art, on retrouve des artistes et des théoriciens. De rares fois, il s'agit de la même personne. La bande dessinée n'échappe pas à la règle. On peut d'ailleurs compter plusieurs penseurs de la BD, Scott McCloud en tête. Mais ce dernier n'a pas vraiment laissé de carrière artistique significative.

En revanche, on retrouve encore aux États-Unis un autre de ces théoriciens, mais qui a quant à lui laissé une empreinte indélibile dans son art. Et ce, pendant plus de soixante ans. Cet homme à part, c'est Will Eisner.

Chapitre 1 - Commencer dans les ruelles


Histoire connue. Des parents immigrés juifs, l'entre-deux guerres pleine d'animation et les ruelles toutes de briques et de marmots qui courent en hurlant dans les boroughs de Brooklyn. L'enfance de Will Eisner ressemble à celle de nombreux artistes qui sont nés dans cette période. Si l'on rajoute à cela que son père est peintre en batiment, on ne peut que penser à un certain créateur de Superman. C'est dans un climat de pauvreté que nait le jeune William Erwin Eisner, en train de regarder les buildings grimper vers le ciel, là, de l'autre côté de la rive, sur Manhattan. Un tout autre monde.

Pour l'instant, Will est confronté à un monde qui ne semble pas vouloir de lui et sa famille. Ses parents n'ayant pas assez d'argent pour l'envoyer dans une école privée, il va là où vont tous les enfants de son quartier, et découvre très tôt l'antisémitisme. De l'autre côté, sa famille se fait interdire l'accès à la synagogue parce qu'ils ne peuvent pas payer l'admission. Ce dernier événement éloigne le jeune Will de la religion et le convainc de s'accomplir par lui-même.

Il ne va pas tarder à le faire d'ailleurs. Son père avait toujours désirer peindre autre chose que des batiments, et quand son fils montre des prédispositions pour dessiner, il est le premier à l'encourager. Ce dernier dévorait alors les magazines de pulps et des comics strips qu'il copiait jusqu'à plus soif. Mais si la vie de sa famille n'était déjà pas des plus roses, la Grande Dépression va les percuter de plein fouet, et Will sera obligé de travailler à seulement treize ans. Comme tant d'autres, il va vendre des journeaux au coin des rues (un milieu sans pitié où les plus forts s'arrogeaient les meilleurs coins). C'est sa première approche du monde de la presse.



Il va alors entrer au lycée, le DeWitt Clinton High School. Il va alors y dessiner le journal de l'école, mais aussi dans le magazine littéraire, le livre de fin d'année ainsi que la scène du club de théâtre. Ne s'arrêtant jamais d'illustrer, il va passer un an à apprendre le métier auprès de George Brandt Bridgman, tout comme Norman Rockwell. L'artiste en formation vend à ce moment-là ses premières illustrations à des magazines de pulps pour 10$ par page.

L'un de ses amis du lycée va alors le conseiller. Cet ami n'est autre que Bob Kane (imaginez un peu le lycée !), futur créateur de Batman (deux ans plus tard seulement) et qui va lui dire de vendre ses services à un nouveau magazine de comics, Wow, What a Magazine !, qui pour l'instant fait surtout de la réimpression en couleurs d'histoires déjà parues. Le jeune artiste est alors embauché et doit dessiner des aventures originales mettant en scènes des pirates, des aventuriers ou des agents secrets.

Chapitre 2 - Un nouvel Esprit


Après ses quatre numéros pour Wow (le turnover des magazines est à l'époque énorme, avec de nombreuses parutions qui apparaissent et disparaissent tout aussi vite), Will Eisner va s'associer avec son ami Jerry Iger pour fonder un studio indépendant travaillant à la demande de plusieurs éditeurs. Ce Eisner & Iger va ainsi obtenir des contrats avec Fox Comics, Fiction Comics ou Quality Comics (notons ici qu'Eisner a créé pour Blackhawk, le héros militaire que plus tard DC Comics récupèrera), ainsi que de nombreux autres.

Ils vont alors recruter parmi leurs amis les talents qui leurs semblent prometteurs. Ils ont le nez creux, puisqu'en plus de Bob Kane qu'on a déjà évoqué et qui ne quittera le studio que pour aller créer Batman avec Bill Finger, ils enrôlent dans leurs rangs des artistes aussi importants que Lou Fine, Bob Powell ou plus tard Wally Wood (qui est alors tout jeune et qui deviendra l'une des légendes de l'industrie avec Mad ou Mars Attack!). Mais l'une de leurs recrues n'est autre que le tout jeune Jack Kirby qui apprend le métier dans une ambiance de travail que tous décrivent comme harassante mais incroyablement stimulante.

Leur petite entreprise ne connaîtra pas la crise, et malgré la Grande Dépression, ils vont très vite rentabiliser leur travail et même gagner relativement bien leur vie. Ce qui donne un peu plus de mou à Will Eisner pour qu'il se penche sur des histoires au plus long cours, créant ainsi le personnage de Sheena, la reine de la jungle. Série qui aura pas mal de succès et qui va asseoir la réputation du jeune artiste. Si bien que Victor Fox va lui demander en 1939 de lui créer un personnage sur le modèle de Superman qui envahit alors les rayons. Ainsi va naître Wonder Man (aucun rapport avec celui de Marvel), mais DC Comics va les attaquer pour plagiat du célèbre kryptonien.

Malgré ce petit accroc, le travail continue et Everett M. "Busy" Arnold, l'éditeur de Quality Comics, va un jour contacter Eisner. Cette figure incontournable de l'édition new-yorkaise (ce qui revient presque à dire de l'édition américaine) est un homme respecté pour avoir monté sa maison d'édition à l'aide d'idées novatrices. Il s'est rendu compte que durant la Crise, les gens se sont volontiers tournés vers les comics strips publiés dans les quotidiens, et se demande s'il n'y a pas un moyen de s'introduire dans ce média qui explose. C'est dans cette idée qu'il propose un repas à Will Eisner où il lui affirme qu'insérer un comics dans l'édition du dimanche des journaux aurait un grand succès.

L'artiste va alors pouvoir mettre à exécution une idée qui lui trottait dans la tête depuis un moment, The Spirit. Il va alors signer un contrat avec Busy Arnold, ce qui est assez inhabituel pour l'époque puisque Eisner va conserver tous ses droits sur les personnages de sa série, alors que cela n'était absolument pas la norme à l'époque (demandez à Jerry Siegel et Joe Shuster ce qu'ils en pensent). Lassé des super-héros et désirant s'attaquer à un public plus adulte, Eisner va développer un tout nouveau personnage de détective.

En sept puis huit pages hebdomadaires, l'artiste, qui ne sait pas encore qu'il s'attaque à une série qui va devenir légendaire, développe une histoire s'inspirant des polars hard-boiled mais avec une solide base d'humour, de romance et d'extravagance. Les éditeurs se demandant s'il ne lui faudrait pas un costume n'auront pour seule réponse d'Eisner:  "je lui ai mis un masque, il a son costume". Chaque semaine, il change de genre, passant de l'aventure au polar le plus pur sans oublier le fantastique ou la comédie, Will Eisner se permet tout et cet incroyable espace d'expression va avoir un succès foudroyant. On retrouvera bientôt le justicier dans vingt journaux différents, avec des suppléments pouvant faire jusqu'à vingt pages.

Le succès est tel, et la charge de travail immense (au moins une page par jour, allant jusqu'à en produire cinq), Eisner convie ses amis qui vont devenir des assistants de fortune. Heureusement pour lui d'ailleurs, puisqu'il sera appelé sous les drapeaux en 1941, mais sans en affecter sa série puisque Manly Wade Wellman ou Lou Fine pourront continuer à perpétuer la parution du Spirit. Mais avant de partir à la guerre, l'artiste vend ses parts du studio à son associé Jerry Iger, pour vingt mille dollars, une somme conséquente à l'époque. Il n'a que vingt-cinq ans quand il s'envole pour l'Europe et c'est déjà un artiste accompli et reconnu.

Chapitre 3 - Se remettre en question


Compte tenu de ses talents particuliers, Will Eisner est affecté à Aberdeen, en Écosse, où il va dessiner de nombreux comics à destination des soldats. Ces derniers sont surtout des manuels de maintenance et d'entraînement. C'est la première fois que l'artiste fait des œuvres pédagogiques. L'exercice lui plaît, mais il faudra attendre un peu plus longtemps pour que cela ait une incidence sur sa carrière. Pour l'instant, il travaille pour l'armée tout en gardant un œil sur son bébé.

C'est ainsi qu'il envoie souvent à Lou Fine des scénarios ou du moins une page pour raconter la fin ou une direction à prendre pour le prochain épisode. À son retour de la guerre, il va pouvoir s'appuyer sur Jules Feiffer. Ce scénariste de seulement seize ans qui vient de rejoindre son équipe est d'abord là pour faire des retouches, mais il apparait très vite au dénicheur de talent que ce jeune homme est meilleur en tant que scénariste. Il lui demande alors de coller des dialogues sur ses pages, puis progressivement, les dialogues vont guider le dessin.

Cette période est sans doute la plus faste pour le Spirit. Les scénarios sont plus travaillés et surtout pensés par Eisner et Feiffer en amont, ce qui permet au dessinateur de se lâcher et de commencer à réinventer sa narration graphique. Il expérimente, innove et repousse les limites de la bande dessinée. Pas ingrat, il permet à son jeune collaborateur d'occuper une page entière dans l'espace qui leur est alloué dans les journaux. Ce qui va donner Clifford, premier travail personnel de Jules Feiffer qui se fera aussi connaître par la suite en étant l'un des premiers à publier un graphic novel, Tantrum, presque en même temps que ceux de son maître et du Silver Surfer de Stan Lee et Jack Kirby. Il va aussi se distinguer en signant les scénarios de l'adaptation cinématographique de Popeye de Robert Altman et I Want to Go Home d'Alain Resnais (qui met en scène un auteur de comic strips).

Cependant, si le Spirit est un véritable succès, Will Eisner ne s'en contente pas et veut explorer de nouveaux horizons. Il va lancer de nouvelles séries comme John Law ou Kewpies, mais aucune de ses tentatives ne va aboutir. Échaudé par cet échec qui est l'un de ses premiers et auquel il est peu habitué, mais aussi parce qu'il se sent limité par le système de publication des comics qui ne lui permet pas d'exprimer ce qu'il voudrait, il abandonne l'industrie des comics alors qu'il n'est que dans la trentaine. Il va alors profiter du pécule accumulé ainsi que des traites que lui rapporte le Spirit. Pendant ce temps-là, il va continuer à travailler pour l'armée en dessinant des notices explicatives (le parallèle avec Joe Kubert commence à être presque suspect, serait-ce la même personne ?!), mais aussi en travaillant pour différents clients comme RCA Records pour lesquels il fait des illustrations de pochette ou les Baltimore Colts (qui ont depuis déménagé à Indianapolis) où il va retravailler le logo de l'équipe.

Chapitre 4  - Le retour aux affaires


À la fin des années 70, cela fait plus de vingt ans que l'on n'a pas entendu parler de Will Eisner, pourtant c'est à ce moment là que le public commence à le redécouvrir vraiment, ces épisodes du Spirit sont enfin pris à leur juste valeur. On comprend les avancées graphiques et narratives que proposait alors l'artiste. On le considère alors comme un de ses contibuteurs à la naissance de la BD, mais on en parle comme s'il était déjà mort. Pourtant, en maître du timing, Eisner va sortir en 1978 une œuvre qu'il préparait depuis un petit moment, Un Pacte avec Dieu. Une œuvre qui va avoir un impact sismique sur la BD américaine et même mondiale.

Déjà par son format, puisqu'il s'agit du premier graphic novel jamais publié. Un album à la gestation longue qui se suffit à lui-même et qui redéfinit les limites que s'imposait le genre. Narrativement aussi il est original, avec son ensemble de nouvelles qui se recoupent pour former un paysage scénaristique puissant. Graphiquement, l'artiste se sert des nouvelles avancées de l'imprimerie pour proposer des perspectives inédites. Enfin, au niveau du thème, il évite le genre super-héroïque qu'il n'a jamais vraiment aimé mais sans rentrer dans les comics qui versaient dans la contre-culture comme ceux de Robert Crumb pour citer le plus connu d'entre eux.

Cet album lui sert à renouer avec sa religion avec qui il avait coupé les ponts après les événements malheureux de son enfance. C'est d'ailleurs l'œuvre d'un homme apaisé qui nous offre un instantané de son quartier de Brooklyn en observant le quotidien de ces immigrés, particulièrement les Juifs, qui viennent s'entasser dans cet ensemble d'immeubles aux briques noircies et dans des rues qui sont à l'époque le théâtre de crimes et de corruption. Il va souvent explorer ce thème par la suite, dans Le Building, Dropsie Avenue mais surtout Big City, un ensemble de cinq volumes qui saisit l'âme de sa ville aussi bien qu'à pu le faire Paul Auster dans sa Trilogie New-Yorkaise.

Toujours dans ce format luxueux et où il a une totale liberté créative, il va créer L'Appel de l'Espace, une fable de science-fiction qui lui permet de livrer une réfléxion sur la politique. En 1998, il livre aussi Une Affaire de Famille, drame familiale qui suit la lutte intestine provoquée par la mort du patriache et le partage de son héritage. Durant cette seconde carrière, il va aussi livrer des adaptations de romans, de Cervantès ou Melville, liant un peu plus la BD et la littérature, considérant qu'il était grand temps pour son art, le 9ème, d'être respecté à sa juste valeur.

Chapitre 5  - Réussir et transmettre


Durant ce retour en grâce, où il collectionne les prix et les distinctions tout autour du globe, Will Eisner s'attaque à un point qu'il lui semblait primordial, la transmission de son art. Considérant qu'il ne doit pas garder pour lui ce qu'il a appris, il va devenir professeur à la School of Visual Arts, où il va tenir des conférences sur l'art narratif et sur les possibilités qu'offre la narration séquentielle. Sa théorie étant qu'il faut briser les codes tacites et découvrir les possibilités d'un médium qui offre l'une des plus grandes libertés créatrices qui soit.

Il va même compiler et résumer ses cours dans deux ouvrages de référence, La Bande Dessinée, Art Séquentiel et Le Récit Graphique, que vous pourrez retrouver en Français chez Delcourt.. Plus qu'un manuel pour dessiner, il s'agit là d'une réflexion sur la BD telle qu'elle n'a jamais été ouverte (on est en 1985 pourtant). La plupart des artistes reconnaissent l'importance qu'ont eu ces livres sur leur art, Neil Gaiman et Jeff Smith en ayant souvent fait l'apologie. Par la suite, ces ouvrages vont inspirer Scott McCloud qui va pousser la réflexion encore plus loin, sur des domaines encore plus théoriques. À eux deux, ils vont offrir une nouvelle perspective à un art qui tarde à gagner ses lettres de noblesses.

L'éducation étant le but premier de Will Eisner quand il devient professeur, il va, en plus de ses réflexions, publier Will Eisneir's Gallery, qui regroupe les travaux de ses étudiants qui appliquent ses préceptes. Il aura parmi ses étudiants des artistes aussi connus que Joe Quesada, Phil Jimenez ou Kyle Baker. Du beau monde, pas étonnant pour un homme qui aura toujours poussé ses assistants ou étudiants vers le devant de la scène, sur plusieurs décennies, ayant toujours à l'esprit l'idée de transmission.

Ses deux dernières œuvres seront des histoires humanistes où il va s'attaquer à l'antisémitisme qu'il a dû subir toute sa vie (bon, ça suffit Joe Kubert, on t'a reconnu). En premier lieu, il va sortir Fagin le Juif, une réécriture du personnage d'Oliver Twist. Eisner y montre que bien que Charles Dickens tentait de montrer son personnage principal sous un jour moins négatif, le petit blond "qui n'a pas une tête de voleur", il n'a pas la même considération pour Fagin, qui en tant que Juif ne mérite pas le même regard compatissant. Sans s'attaquer vraiment à Dickens, il montre que l'antisémitisme rampant pouvait même toucher les plus grands auteurs.

Son dernier graphic novel sera Le Complot. Il y expose l'histoire vérdique d'une preuve créée de toute pièce par la police secrète du Tsar qui démonterait l'existence d'un complot juif international, tout cela pour justifier les pogroms. Ce document fut dans le vingtième siècle reprit par des extrêmistes pour justifier leurs actions alors qu'il avait été prouvé depuis longtemps qu'il était faux.

Cette dernière œuvre sortira à titre posthume puisque Will Eisner va décéder des suites d'un quadruple pontage coronarien à l'âge de 87 ans. Il aura laissé derrière lui une œuvre conséquente, fondatrice du genre et qui est encore largement lue de nos jours. Mais il aura aussi transmis son savoir et fait par là avancer l'appréhension d'un art qui n'a qu'un petit siècle d'existence, une paille à l'échelle de la Culture, dont il est l'un des grands contributeurs.
 

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