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par Alfro - le 4/05/2015
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par Alfro - le 4/05/2015

Dossier Premium : Losfeld et la libération de la bande dessinée

La bande dessinée connait autant de genres que toute autre forme de littérature. Pour jeunes et moins jeunes, récits sombres ou enjoués, elle va même sans soucis proposer des œuvres sciemment provocatrices. Ce ne fut évidemment pas toujours le cas, et sa libération des carcans de la censure doit beaucoup à un éditeur : Eric Losfeld.

Après la Seconde Guerre Mondiale, nous aurions pu penser que la France libérée allait jeter aux orties la censure qui avait connu ses heures de gloire durant le fascisme. Il n'en sera rien, bien au contraire. En 1949, la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence est créée par le gouvernement et s'installe dès lors au Ministère de la Justice. Son but premier est de s'attaquer à ces "illustrés criminels". Le Comics Code Authority avant l'heure en somme, mais en beaucoup moins spectaculaire.

Dans les faits, ils vont empêcher un grand nombre de comics de traverser l'Atlantique. Ainsi, tous ces récits policiers ou d'horreur sont interdits, jugés trop violents et à même de "démoraliser l'enfance ou la jeunesse". Mais si elle cible en premier lieu ces BD américaines, la commission sera aussi très active en ce qui concerne la BD franco-belge. Ainsi, deux albums de Buck Danny, pourtant un héros qui semble bien sous tous rapports, seront interdits parce qu'ils se déroulent durant la Guerre de Corée. Une censure en bonne et dûe forme donc.

De même, Les Légions Perdues, un album d'Alix, est interdit sur le territoire français. En effet, en sous-texte, la commission y voit des allusions à la Guerre d'Algérie, un sujet plus que sensible à l'époque et qui sera la cible d'une censure forcenée (si bien qu'il est difficile aujourd'hui de se documenter sur cette période). Même la série comique L'Epervier Bleu est la cible de la commission, cette dernière jugeant que Sirius dépeint les policiers de façon trop ridicule.

Si bien que pour se prémunir de la commission, plusieurs éditeurs vont alors verser dans l'effet le plus pervers de la censure : l'auto-censure. Encore plus efficace que la commission elle-même, elle va devenir une sorte de règle tacite. Si ces pratiques semblent être d'un autre âge, la commission ne fut jamais démantelée, et peut même à l'occasion repointer le bout de son nez comme lorsqu'en 2004 ils vont exiger que Riad Sattouf modifie certains textes de La Circoncision qui étaient jugés racistes.

Eric Losfeld est né en Belgique en 1929 mais va très vite déménager à Paris où il va fréquenter un cercle d'éditeurs et d'écrivains provocateurs. Parmi eux, François Di Dio, ancien résistant et ami de Paul Eluard qui va fonder les éditions Le Soleil Noir, ou un certain Boris Vian (qui s'y connait très bien en censure). Il va fonder plusieurs maisons d'éditions, dont Arcanes qu'il devra vite arrêter ayant été plusieurs fois saisi par la censure.

Las d'être la cible de la commission, il va même créer la maison d'édition fictive Philéas-Fogg du nom du héros de Jules Verne. Il en situe le siège à Londres-Melbourne-Calcutta, en référence aux étapes du voyage en 80 jours qu'effectue Fogg dans le roman. Cela va lui permettre un temps d'échapper à la censure mais les autorités ne seront pas dupes longtemps et il devra fermer cette maison d'édition aussi. 

Losfeld va grandement contribuer à sortir la littérature érotique de la nasse de censure qui l'entourait, ce qui le mettra très souvent face à la Commission ou même au tribunal. Il édite notamment Eugène Ionesco, Marcel Duchamp, Boris Vian ou encore Jean Boullet. Parmi ces ouvrages érotiques ou surréalistes, il réédite aussi les ouvrages du Marquis de Sade et va publier nombre de magazines, parmi lesquels Midi Minuit Fantastique, une revue de cinéma sur les films de science-fiction ou d'horreur qui sont alors très mal considérés, ou La Brèche, la dernière revue que dirigera le pape du surréalisme : André Breton.

Il est aussi l'un des signataires du Manifeste des 121. Cette déclaration de foi de nombreux intellectuels français soutient les envies d'indépendance du peuple algérien et dénonce fortement la militarisation et la torture qu'effectue le gouvernement français. Ce manifeste sera une étape importante dans la contestation du colionalisme français. Il va aussi apporter de nouveaux problèmes à Losfeld qui n'hésite jamais à s'opposer au gouvernement.

Si Eric Losfeld a largement provoqué son monde en éditant des romans, il n'a pas mis de côté la bande dessinée, convaincu (fait rare pour l'époque) que celle-ci pouvait s'adresser à tout le monde et pas seulement aux plus jeunes. Sa maison d'édition Le Terrain Vague va ainsi frapper un grand coup en 1964 quand il sortira la BD Barbarella de Jean-Claude Forest, qui sera considérée comme la première BD pour adulte en France.

Cette BD de science-fiction et légèrement érotique met en scène une jeune femme (dont l'inspiration graphique est Brigitte Bardot) qui voyage de planètes en planètes et préfigure la libération sexuelle puisqu'elle n'hésite pas à se livrer à des expériences intimes avec certains extraterrestres qu'elle rencontre. Farouchement indépendante, elle véhicule une image de la femme libre qui est alors bien loin des standards très stéréotypés de l'époque. Elle sera plus tard portée au cinéma par Roger Vadim, avec Jane Fonda dans le rôle-titre. Il va sans dire que la BD sera censurée et qu'on demandra à Forest de la rhabiller sur plusieurs planches.

Par la suite, il va aussi éditer les BD de Guy Peellaert que sont Les Aventures de Jodelle (qui était parue initialement dans les pages du journal Hara-Kiri) et Pravda la Survireuse. Sur le même mode que Barbarella, elles présentes des héroïnes sexuées et indépendantes qui vont déclancher un nouveau soulèvement des moralisateurs mais aussi du Pop Art qui va se réapproprier ces deux héroïnes pour en faire des icônes de la libération sexuelle.

Notons aussi la publication d'Epoxy, une BD érotique de Jean Van Hamme, l'auteur de Largo Winch et XIII fait alors ses débuts en écrivant son tout premier scénario, pour le dessinateur Paul Cuvelier. Ils y dévoilent une jeune femme moderne qui se réveille dans un monde antique fait de bacchanales et de rencontres mythologiques. Contrairement aux précédentes BD, celle-ci passera plus facilement, sans doute facilitée par le fait qu'elle parait en plein Mai 68 au sommet de la revandication étudiante, un mouvement porté par la libération sexuelle et le rejet de la censure. Enfin, notons que la première aventure de Lone Sloane, de Philippe Druillet, sera aussi publié par un Losfeld qui a force de procès et de coups d'éclats aura réussi à donner un bon gros coup de pied dans la fourmilière de la censure.

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