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par Republ33k - le 7/04/2017
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par Republ33k - le 7/04/2017

Kamarades : l'histoire est un jeu

Alors que la politique est sur le devant de la scène à l'approche de l'élection présidentielle française, on vous propose de revenir à un temps où elle était assurément plus compliqué et en tous cas bien plus mortelle : celui des révolutions Russes de 1917.

Des événements historiques que vous avez sans doute déjà croisé à l'école ou encore dans des films bien précis, mais qui sont traités d'une toute autre manière dans Kamarades, série en trois tomes parue chez Rue de Sèvres que nous allons vous présenter aujourd'hui, quelques semaines après la sortie de l'ultime album de cette saga.

Signé Benoît Abtey et Jean-Baptiste Dusseaux, le scénario imagine une romance impossible entre Anastasia Romanov, héritière du Tsar, et Volodia Ivanovitch, un jeune soldat cosque. Une histoire d'amour des plus complexes et pourtant parfaitement greffée à des événements réels par les deux auteurs, ici très bien accompagnés par Mayalen Goust, une dessinatrice qui nous en a mis plein la vue pour sa première bande-dessinée "adulte" après quelques titres dans l'univers jeunesse.

Mais trève de bavardages, revenons sur cette série qui plaira assurément à tous les fans d'Histoire à la recherche de BD historiques pas comme les autres.

Avec cette longue introduction, nous avons hélas vendu la mèche. Oui, Kamarades n'est pas une série historique comme les autres. Pour la simple et bonne raison qu'elle prend, au fil des albums, toujours plus de liberté avec les faits. Ce qui ne l'empêche pas de les présenter dans toute leur complexe essence, et en restituant leurs principales problématiques, si ça peut rassurer les plus pointilleux d'entre-vous. Personnellement, j'ai eu la chance d'étudier de manière soutenue les révolutions Russes de 1917 et j'apprécie le traitement fait par les deux scénaristes des deux événements, car il sait s'extraire des détails inutiles pour rendre justice à toute la puissance d'un moment précis.  Un procédé qui passe notamment, dans Kamarades, par une utilisation presque dramaturgique des personnages historiques, qui deviennent de véritables outils au service de l'intrigue et de ses différents sous-textes.

De la fiction à la romance

Toute la beauté, ou plutôt l'une des qualtiés du titre est donc de mettre en scène des situations et des personnages bien réels sans s'embarasser d'un rythme dira-t-on réaliste. Les ellipses sont nombreuses, les coïncidences aussi, mais on s'y fait très vite tant les deux auteurs parviennent à distiller dans leurs dialogues, généralement bien construits, juste ce qu'il faut d'informations pour comprendre le contexte de l'époque, et juste assez de fiction pour nous pousser à tourner la page. Pour son premier tome au moins, la série Kamardes nous incite d'ailleurs régulièrement à aller plus loin encore pour essayer de discerner le vrai du faux et les faits réels de la pure fiction.

Un jeu assez amusant pour les amateurs d'histoire avec un grand "H" - on sait qu'ils sont nombreux ici - qui devraient douter d'au moins d'un ou deux rebondissements. Et puisqu'on dit souvent qu'il est bon d'avoir tort, les plus curieux d'entre-vous pourraient bien s'offrir quelques belles surprises en fouillant sur Wikipédia. En tous cas, Kamarades jongle suffisamment bien entre les faits réels et la fiction pour nous accrocher sur ces deux aspects. Un vrai tour de force, quand on y pense, tant il est difficile de viser puis de toucher deux cibles bien distinctes. Et poutant, en trois tomes, Benoît Abtey et Jean-Baptiste Dusséaux se sont montrés à la hauteur de la tâche en nous offrant toujours plus de scènes fortes, de personnages historiques et de passages épiques sans que le château de cartes ne s'écroule.

100 ans plus tard, une passion intacte

Le résultat est presque grisant pour quiconque aime les BD historiques, puisqu'on touche du doigt les thèmes et l'importance d'événements réels tout en étant portés par un rythme et des intrigues politiques qui n'ont rien à envier à Game of Thrones. Et si tout cela se fait parfois au détriment du confort de lecture, à peine enrayé par de nombreuses ellipses, l'ensemble s'avère satisfaisait et se paie même le luxe, dans un final assez captivant, de justifier tous ses écarts à l'histoire avec un grand H. Une approche assez unique de la bande-dessinée historique, en somme, qu'on vous invite à découvrir dans ces trois tomes qui non seulement vous en diront un peu plus sur la complexité de la guerre civile russe qui sévissait à l'aube des années 1920, mais en plus, pourraient aussi vous divertir, au passage !

Mais si le traitement de l'histoire de la famille Romanov et des événements historiques que sont les révolutions de février et d'octobre 1917 donnent à Kamarades une première singularité, se sont bel et bien ses planches qui affirment son originalité. Derrière elles se cachent une dessinatrice de talent, Mayalen Goust, que vous connaissez peut-être pour son travail sur Les Colombes du Roi-Soleil, une adaptation à succès de romans historiques detinés à la jeunesse.

Un genre figé 

Aujourd'hui résidente à Rennes, la ville voisine de notre chère Nantes et de sa rédaction, Mayalen Goust est passée d'un univers jeunesse à un univers historique et adulte sans forcément son trait et son univers, et c'est justement l'une des forces de Kamardes. Vous n'êtes en effet pas sans savoir que le genre de la bande-dessinée historique est presque exclusivement peuplé d'albums au trait photoréaliste. Ce que tout le monde a tendance à considérer comme normal, et pourtant, accepter un tel constat reviendrait presque à dire que tous les films historiques se doivent d'être des documentaires.

On force un peu le trait, mais vous comprenez l'idée : nombre de lecteurs intéressés par l'Histoire sont à la recherche de bande-dessinées historiques qui font les chauses autrement, graphiquement. Car au sein d'un média déjà très codifié, ce genre fait souvent preuve de règles plus strictes encore, quitte à noyer le lecteur sous un déluge de titres dénués de patte graphique et souvent contenus dans un style quasi-documentaire qui personnellement, a tendance à me plonger dans l'ennui le plus total.

Réinventer les codes

Heureusement, Kamarades vole très haut aux dessus de ce champ de mines grâce au trait aérien de Mayalen Goust. D'avantage porté sur le mouvement que sur le détail - ce qui convient à l'aspect haletant du récit, finalement - son style déroute lors des premières pages mais séduit très vite par sa légèreté et sa finesse, qui capture aussi la bien la beauté d'une Anastasia que les mouvements d'une bataille aérienne. 

Mieux, là où la bande-dessinée franco-belge en général et le genre historique en particulier ne fait presque rien de son gaufrier, si ce n'est morceler l'image, celui de Mayalen Goust, dans Kamarades, est un vrai outil narratif. Lorsque la dessinatrice et ses compagnons scénaristes le jugent bon, ce gaufrier d'un blanc très pur se mêle ainsi au paysages russes les plus enneigés, par exemple. Il lui arrive également de diviser une plus grande case pour renforcer la tension, un procédé qu'on retrouve beaucoup outre-atlantique. Voyez plutôt :

Mais le trait, le gaufrier et sa narration séquentielle ne sont pas les seules armes à la disposition de la dessinatrice, qui fait aussi un usage assez puissant des couleurs, et notamment du blanc et du rouge, les deux emblèmes des factions s'opposant sur le territoire Russe. Tout un symbole, dont nous discutions avec Mayalen lors d'une interview réalisée à Angoulême l'an dernier, que je vous invite à découvrir dans un troisième chapitre.

Dans cette interview réalisée à l'occasion de l'édition 2016 du Festival d'Angoulême, Mayalen Goust, qui étais alors en plein travail pour l'ultime tome de Kamarades, nous parle de son approche unique de la bande-dessinée historique. Un vrai petit making-of sur ses influences, les scènes les plus complexes à dessiner et les moments les plus forts des deux premiers tomes, qu'on vous invite à découvrir ci dessous !

Mayalen Goust, l'interview

• Bonjour Mayalen. Pour commencer j'aimerais savoir si tu peux m'en dire un peu plus sur la genèse ou les débuts de cette série, si tu les connais, du moins !

J'ai pas la genèse exacte, je sais que Benoît et Jean-Baptiste avaient décidé de faire une BD ensemble, mais je ne sais pas pourquoi ils ont choisi ce thème-là, mais ce que je sais c'est qu'il a été proposé à la maison d'édition, donc Rue de Sèvres, et moi de mon côté, je viens de la littérature jeunesse en fait, et je faisais des albums jeunesse à la base, qui m'ont amené à travailler avec Charlotte, qui est éditrice aux éditions Rue de Sèvres maintenant, et c'est elle qui m'a proposé ce projet avec Benoît et Jean-Baptiste. Voilà !

• Et du coup, qu'est ce qui t'a plu dans ce thème ? C'est plutôt cette romance mêlée d'histoire ou cette histoire mêlée de romance ?

L'histoire, justement. L'histoire avec un grand "H" on va dire, parce que c'est une époque assez mythique avec des personnages assez mythiques, qui ont des enjeux et une dramaturgie assez marqués, très impressionnants, et avec lesquels ils vont devoir jouer, c'est haletant, c'est plein de rebondissements et c'est ça qui me plaisait dans le scénario en fait, en plus de pouvoir illustrer cette période de l'histoire.

• J'ai une question toute bête : en lisant la série j'ai pensé au dessin animé Anastasia, et maintenant que tu me dis que tu viens de la littérature jeunesse, je me demande si c'est une œuvre qui t'a influencée ?

Pas dout parce que je ne connais pas le dessin animé Anastasia (rires) !

• Il est très chouette ! Je te le recommande. C'est un traitement différent du tien mais c'est très joli aussi ! Puisqu'on parlait d'histoire avec un grand "H" comment as-tu approché la façon dont la série passe petit à petit de quelque chose de très historique à une intrigue plus fantasmée ?

Le thème est finalement très intemporel. C'est effectivement en 17 mais ça pourrait se passer à n'importe quelle époque. Et c'est ça qui est très intéressant. Et c'est vrai que les auteurs ont pris une liberté, dans leur interprétation de l'Histoire, mais oui, moi, la façon dont je l'ai illustrée ça permet de la rendre intemporelle, et de ne pas rester dans l'hyper-réalisme de l'époque.

• Justement, j'avais une question sur l'état de la BD historique, toujours plus présente : je trouve que se sont les œuvres qui fantasment l'Histoire s'en sortent mieux. Est-ce que toi tu avais l'envie de prendre une autre approche, sachant que les BD historiques sont souvent traitées de manière photoréaliste ?

C'est pas du tout mon créneau, en fait. Coller aux vêtements ou aux armes... J'avais justement envie de rendre la chose assez abstraite finalement, comme je te le disais tout à l'heure, comme si ça pouvait s'adapter à n'importe quelle époque ! Et oui effectivement ça s'éloigne complètement des BD historiques qui sortent actuellement mais je ne saurais pas expliquer en quoi...

• Avais-tu des influences ou des idées qui t'ont menée vers ce traitement ?

C'était ma première BD adulte. Et j'étais assez effrayé à l'idée de me frotter à ce lectorat-là, qui plus est sur une BD historique, dans un moment fort de l'histoire. Mais mes influences c'est par exemple Bilal, la façon qu'il a de parler de la guerre dans ses albums : ce n'est pas réaliste, on est dans quelque chose d'assez épuré dans le dessin, et c'est quelque chose qui me plaisait. Avec un jeu sur les couleurs, sur les graphismes pour exprimer des choses !

• Est-ce que tu peux m'en dire plus sur ces couleurs et ce trait que tu as dans la série, qui sont assez frappants ? Je pense à la façon dont le gaufrier tracé en blanc se mélange parfois aux dessins. C'est tout en douceur finalement pour un thème si rude. Mais peut-être est-ce inconscient ?

Oui c'est assez instinctif en fait. Tout comme mon trait, je ne savais pas comment j'allais pouvoir traiter cette BD, et c'est assez idiot mais j'ai laissé parler ma main. Et c'est ce qui a donné ce trait assez fluide, plein de mouvements... J'appréhendais l'idée de dessiner les scènes de combat notamment, je ne voulais pas faire quelque chose de classique finalement et du coup c'est venu comme ça, d'avoir ces corps entre-mêlés, ces superpositions de personnages, je trouvais ça intéressant visuellement. Et la couleur tout simplement, par points, force le regard, l'attire quelque part où je veux qu'il soit, finalement.

• Tu parlais des scènes combats : dans le second tome il y a un passage qui rappelle la BD d'aviation, avais-tu cherché à coller aux codes du genre ? Ou encore une fois avais-tu l'envie de t'extraire des ces derniers, justement ?

Non, non, j'ai lu pas mal d'albums. Sur internet j'ai fait pas mal de recherches. J'ai regardé des films, plein de choses, pour comprendre les plans utilisés, et puis il fallait aussi respecter les objets de l'époque, ne pas faire n'importe quoi avec eux. Au début j'avais fait des avions qui ne ressemblaient pas à ceux de l'époque et j'ai donc dû les refaire ! Mais voilà ça aurait pu être de ma part une manière d'interpréter tout ça mais je voulais un minimum coller à l'histoire et c'est quelque chose de tout nouveau cette scène d'avion et je l'ai refaite plusieurs fois. Un long boulot !

• Il a payé ma foi, puisque la scène fonctionne très bien ! Et puisqu'on parle de la mise en scène, il y a un passage très fort dans le second tome ou un personnage historique "qui est déjà caporal" apparaît. - attention aux spoilers - Comment as-tu approché à ce moment ?

Je voulais cette scène la plus épurée et la plus sobre possible. J'avais discuté avec l'éditeur quant à l'idée de rajouter des choses derrière, mais j'avais envie qu'on ressente la solitude du Tsar à ce moment là, son envie de se suicider, et cette voix qui vient, qui le suit, on découvre que c'est notre ami... (après une longue recherche, des rires et une fatigue invoquée, Angoulême, en somme - Republ33k) Adolf Hitler. Et le dessiner jeune ce n'était pas facile. J'ai dû chercher sur internet. Moustache, pas moustache, ça a été un débat, avec l'éditeur, avec les auteurs. Mais je trouve ça surprenant de le retrouver là en tous cas.

• Le récit prend alors du poids et devient très dramaturgique !

Oui ça l'est complètement, mais bon, voilà, c'est un choix de l'auteur !

• Mais sur lequel tu as rajouté cette idée de solitude, c'était important pour toi ?

Oui, pour moi ! J'avais besoin qu'il soit dans ce type de cadre.

• Sortons un peu de Kamarades, qui est encore ta seule série "adulte" à ce jour : est-ce que tu as d'autres idées, d'autres projets ?

J'ai toujours envie de refaire de la jeunesse, les deux univers ne sont pas incompatibles, voire même complémentaires. Ma volonté aujourd'hui c'est de faire évoluer mon dessin, de me remettre en cause, d'aller vers de nouveaux horizons !

• C'est tout le mal que je te souhaites ! Merci pour cette interview ! 

Au sein du genre immortel qu'est la bande-dessinée historique, Kamarades se distingue d'une part grâce à son utilisation très particulière des personnages et des faits réels, et de l'autre, à l'aide des superbes planches de Mayalen Goust, qui s'éloignent radicalement des normes du photoréalisme. Une trilogie d'albums des plus rafraîchissantes donc, pour qui aime l'histoire "avec un grand H" ou porte de l'intérêt à l'égard des révolutions Russes de 1917, dont ont célèbre le centenaire cette année.

Et si les bande-dessinées historiques de commande chargées de surfer sur un anniversaire bien particulier sont légion, le titre de Rue de Sèvres fait exception en respectant les curieux, avant de leur offrir une sacrée saga faite d'Histoire, de romance et de politique qui mérite assurément le coup d'œil.

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