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par Alfro - le 28/04/2015
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par Alfro - le 28/04/2015

Portrait de Légende #11 : Philippe Druillet

Avec Jean-Pierre Dionnet et Jean Giraud, l'artiste Philippe Druillet fit partie de ce trio génial et inspiré qui redéfinit la bande-dessinée dans les années 70 en créant Métal Hurlant. En délivrant des planches puissantes qui transportaient un message de liberté et d'anarchie, il sembla conjurer la place que lui avaient attribuées les étoiles. Parfois, la pomme tombe loin de l'arbre.

Philippe Druillet nait en 1944 en pleine libération de la France par les forces alliées. Alors que tous célèbrent ce moment de liesse, chez les Druillet l'heure est plutôt morose., son père étant un fasciste convaincu. L'histoire de son enfance, l'artiste en devenir ne la comprendra qu'à dix-huit ans, se rendant compte qu'on lui a menti. Menti sur le fait que son père avait combattu aux côtés des franquistes durant la Guerre d'Espagne. Surtout sur le fait que celui-ci était à la tête de la Milice (association de collabos répondant aux ordres de Vichy) du Gers.

Il va même rencontrer un notable de la collaboration quand il est encore un nourrisson malade et que sa famille fuit le désir de vengeance qui agite alors la France. Ils se terrent en effet à Sigmaringen en Allemagne, où il sera soigné par un certain Louis-Ferdinand Céline, l'auteur depuis honni de Voyage au Bout de la Nuit. Après l'Allemagne, la famille repart pour l'Espagne, et le père est entretemps condamné à mort par contumace. Ce qui n'arrivera jamais, son père décédant sur les terres de Franco alors que le jeune homme n'a encore que huit ans. Seul avec sa mère, une femme qu'il n'aime pas, et sa grand-mère, il revient en France.

Il va alors être un immigré dans son propre pays, à Pantin puis Bobigny, sentant que quelque chose ne va pas avec sa famille mais ne sachant pas encore quoi. Il se plonge alors dans la littérature (notamment H.P. Lovecraft), la visite des musées. Pour fuir une réalité ou pour se sentir enfin chez lui, il s'éveille à l'esthétisme, se trouve une vocation dans l'Art, quelqu'il soit. Dès qu'il peut prendre son indépendance, à 16 ans quand il obtient son certificat d'étude, Philippe Druillet devient photographe et subvient à ses besoins en faisant tous les boulots alimentaires qu'il peut trouver mais aussi des reportages sur les groupes de rock et de jazz.

C'est ainsi qu'il va rencontrer le dessinateur Jean Boullet. Cet ami proche de Boris Vian (qui illustrera son J'irai cracher sur vos tombes alors même qu'il est censuré) va lui faire découvrir l'anticonformisme, l'anarchisme et le mysticisme. Aussi, ce fondateur de Midi Minuit Fantastique va l'initier au cinéma d'horreur et fantastique : Dracula, Frankenstein ou Les Chasses du Comte Zaroff. Cet amoureux d'Edgar Allan Poe lui apprend le dessin et la peinture, lui demande aussi de collaborer à sa revue. Dans un même temps, Druillet découvre grâce à la traduction de son ami Maxim Jakubowski, qui deviendra un auteur et éditeur de science-fiction et fantasy, Elric le Nécromancien de Michael Moorcock qui aura une grande résonnance chez Druillet.

Pour l'heure, il est appelé sous les drapeaux pour son service militaire. Il en profite pour se mettre au dessin très sérieusement et décide d'en faire son gagne-pain en revenant à la vie civile. C'est ainsi que parait, chez Eric Losfeld, un éditeur qui fut souvent aux prises avec la censure de l'époque pour ses ouvrages jugés obscènes, en 1966 sa première BD : Le Mystère des Abîmes. On y découvre déjà Lone Sloane, son personnage emblématique, héros nihiliste jeté dans un univers inconnu, Ulysse moderne et désespéré. C'est aussi à cette période qu'il va rencontrer sa future femme : Nicole.

C'est en 1969 que Philippe Druillet va faire le grand saut dans le monde de l'édition en rencontrant Jean Giraud et René Goscinny. Il leur présente les premières planches d'Yragaël. Le créateur d'Astérix lui dit qu'il ne peut pas encore publier dans le magazine Pilote ce genre de BD, novatrice aux cases éclatés et aux dessins résolument différents de la ligne claire qui est alors en vigueur. Il va pourtant le prendre sous son aile et lui permettre de continuer son histoire de Lone Sloane. Sortiront alors deux albums, Les Six Voyages de Lone Sloane et Delirius.

Des tensions apparaissent cependant avec la rédaction du magazine, réticente à publier des histoires de science-fiction qui s'éloignent du carcan franco-belge, alors même que son ami Jean-Pierre Dionnet lui propose une nouvelle aventure. Ce jeune critique et scénariste également présent chez Pilote a l'idée de fonder une nouvelle maison d'édition qui serait plus en accord avec les envies de ces jeunes auteurs. Il embarque dans l'aventure Druillet et celui que l'on connait désormais sous le nom de Moebius, ainsi que l'homme d'affaire Basile Farkas, et ils vont fonder en 1974 Les Humanoïdes Associés.

Au sein de cette nouvelle maison d'édition, ils créent un nouveau magazine : Métal Hurlant. Dès les premiers numéros, ils vont révolutionner le genre, Moebius avec Arzach, Druillet avec Gaïl. Dans ce dernier, qui est une nouvelle aventure de Lone Sloane, l'auteur délivre un message écologique fort où il affirme déjà que les pouvoirs politiques en place ne servent que leur propre dessein et où il prône un futur libertaire et pacifiste. Dans une mise en page dynamique et destructurée, il bouscule aussi les codes de la bande dessinée en se rapprochant de ce qui se fait en comics et dans les mangas.

Il poursuit désormais son aventure chez Les Humanos et va livrer l'un de ces chefs-d'œuvre en 1976 dans l'un des pires moments de sa vie. Alors qu'il travaille sur La Nuit, sa femme Nicole se meurt dans un cancer du sein. Ayant perdu sa femme à seulement 32 ans, l'artiste ne sait comment gérer cette tragédie et passe un an à s'échapper dans une orgie de drogue. Quand il reprend son album en cours, il semble investit d'un message aussi nihiliste où il affirme l'inéluctabilité de la mort. Il lui oppose un besoin vital de liberté et d'anarchie, seules voies possibles pour la vie.

Désormais, le nom de Philippe Druillet évoque plutôt celui d'un artiste sombre et intense que celui d'un jeune dessinateur qui débute. Il va enfoncer le clou avec un second chef-d'œuvre en 1980 : Salammbô. Cette longue et complète trilogie reprend le roman de Gustave Flaubert sur la reine carthaginoise en y intégrant son personnage de Lone Sloane qu'il mêle avec celui du barbare Mathô. En dehors de cela, il suit scrupuleusement le texte de Flaubert, reprenant même des passages entiers, et se délècte de voir comment le public redécouvre la folie de cet auteur pourtant classique.

Au sommet de sa technique, il accumule des planches fouillées et de grandes descriptions de batailles, peintes comme des œuvres d'artistes hallucinés. Dans cet univers qui mélange sans distinction références à l'Antiquité et à la science-fiction, Druillet livre sa vision psychédélique de l'amour, de la guerre et de la place de l'être humain dans l'univers. Un voyage métaphysique qui va faire date dans la BD. Il est intéressant d'ailleurs de noter que même s'il commence la publication de Salammbô dans Métal Hurlant, il concluera sa trilogie dans les pages de Pilote.

Il va délaisser un temps Lone Sloane mais conserver un style très proche des albums Vuzz dans Nosferatu. Il y décrit un monde post-apocalyptique où le vampire est le dernier être "vivant" à fouler la surface. Seul à arpenter ces terres désolées, Nosferatu est affamé et passe son temps dans des rêveries métaphysiques où il se raccroche à ses souvenirs qui fuient, notamment ceux de sa femme Emma qui est morte il y a bien longtemps. Pas de grandes batailles ici, mais une épopée personnelle et philosophique.

Il faudra attendre longtemps avant de revoir Druillet ressortir un album, puisqu'il reprendra les aventures de Lone Sloane en 2000 puis en 2012 avec Delirius 2. Pourtant, éclectique par nature, l'artiste ne reste pas inactif et va notamment réaliser un clip pour le chanteur William Sheller, créer la série d'animation Xcalibur qui sera diffusée sur Canal +, et poursuivre son aventure télévisuelle en créant les décors de la nouvelle version des Rois Maudits. Après avoir longtemps refusé d'ouvrir la porte sur son intimité, cet artiste toujours aussi libre a livré son autobiographie, Delirium, l'année dernière. Nul doute que l'on a pas fini d'entendre parler de lui. Et tant mieux.

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