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par Strafeur - le 17/11/2016
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par Strafeur - le 17/11/2016

Sunny : Le soleil dans les étoiles

Pour beaucoup, les mangas se réduisent aux shonens les plus populaires - Dragon Ball, One Piece, Naruto en tête - quelques shojos à l'eau de rose et un goût prononcé pour la violence et la nudité lorsqu'une oeuvre s'adresse à un public un peu plus âgé. Ce portrait grossier de la diversité du neuvième art japonais omet bien trop souvent le penchant "tranches de vie" dans lequel les mangakas excellent pourtant depuis maintenant de nombreuses années.

Bon nombre de lecteurs de franco-belge pourraient y trouver une porte d'entrée vers un univers des plus touchants et des plus raffinés, dont Sunny, et plus particulièrement son créateur Taiyou Matsumoto, en sont de parfaits représentants. 

Kana semble d'ailleurs l'avoir bien compris en publiant depuis maintenant de nombreuses années des oeuvres contemplatives au sein de ses différentes collections destinées à un lectorat plus adulte (Made In/Sensei) mais en cherchant également à faire des ponts pour les lecteurs les plus curieux (Big Kana). L'édition française de Sunny vient tout juste de se terminer avec la parution du sixième volume, l'occasion de revenir plus en détails sur cette oeuvre pas comme les autres.  

 

La politique des auteurs de Truffaut qui veut que l'on considère un film comme une partie de l'oeuvre d'un réalisateur plutôt qu'appartenant à un genre, est également valable dans bien des domaines artistiques dont le neuvième art. Le cas de Taiyou Matsumoto en est un parfait exemple.

Le mangaka a en effet débuté sa carrière en 1988, à l'âge de 21 ans, dans le magazine de pré-publication Morning (Kodansha) avec Straight, une série sportive centrée autour du baseball. C'est d'ailleurs un genre de prédilection pour l'auteur japonais, puisqu'il signera quelques années plus tard Ping-pong, brillament adapté en animation en 2014 par Tatsunoko Production (Psycho-Pass, Karas), disponible sur le catalogue français de Netflix.

C'est à l'âge de 25 ans qu'il se heurte à la bande dessinée franco-belge lors d'un voyage en France où il fut dépêché par son éditeur comme dessinateur sur le Paris-Dakar après avoir remporté un prix pour Straight. Il en repartira avec les oeuvres d'un certain Jean Giraud (Moebius) qui lui feront l'effet d'un électrochoc. C'est à partir de là qu'il décidera de mélanger son style traditionnel avec ces nouvelles influences afin de chercher à créer son propre univers à la croisée des genres. 

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que cela se ressent sur l'ensemble de sa carrière. D'Amer Béton à Gogo Monster en passant par Le Samouraï Bambou jusqu'à son hommage à Moebius dans Number Five, c'est autant de styles et de réinventions graphiques que Matsumoto va développer. C'est finalement en 2010, à l'âge de 43 ans, qu'il décide de se lancer dans son oeuvre la plus personnelle : Sunny.

Basée sur ses souvenirs d'enfance, il s'agit ici d'une succession de nouvelles prenant place dans un orphelinat au milieu des années 70 au Japon. C'est dans ce contexte que Taiyou Matsumoto a passé une partie de sa jeunesse - surtout son école élémentaire - et qu'il développe ici non sans une certaine nostalgie d'une époque révolue, mélée à des souvenirs difficiles.

C'est dans la région du Kansai, qui regroupe 6 préfectures de l'île principale du Japon dont celle de Kyoto et d'Osaka, que prennent place les aventures du foyer des Enfants des Etoiles. S'il est utile de le préciser c'est parce que l'époque dans laquelle se déroule Sunny est le Japon des années 70, période de révolution industrielle et de pleine croissance, poussant à l'exode rurale de nombreux japonais. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que cette région du Japon a durement été touchée par ce phénomène.

C'est d'ailleurs une raison récurrente de l'abandon des enfants présents dans cet orphelinat : les parents n'ont pas le temps de s'en occuper, certains cherchant désespérément à survivre dans une économie locale sur le déclin, d'autres ayant voulu tenter l'aventure dans une grande ville en se débarrassant de toutes leurs attaches ou voyant tout simplement en eux une bouche de plus à nourrir.

Dans ce contexte, Les Enfants des Etoiles semble être une capsule suspendue dans le temps, hors de l'accélérationnisme d'une société japonaise qui découvre alors la télévision en couleurs, la démocratisation des voitures et le nucléaire. Sunny, c'est avant tout le nom d'un modèle de Nissan, comme celle qui est présente au foyer : la Sunny 1200. Cette voiture est à elle seule le symbole de l'immobilisme qui habite ces lieux. En effet, en panne dès les premières pages du manga, elle sert de repaire aux enfants de l'orphélinat. Un repaire où les adultes ne vont pas et qui leur offre un moyen de s'évader que Matsumoto se plait à illustrer de la plus belle des manières au fil des tomes. 

Le mangaka insuffle les détails de cette époque par petite touche tout au long de son récit. De l'apparation d'une télévision en passant par les nombreuses chansons qui servent ici la narration ou encore des escapades dans les centres commerciaux, tout élément extérieur met en relief le mode de vie bientôt dépassé d'un orphelinat qui panse les plaies d'une société japonaise lancée à corps perdu dans sa révolution industrielle, oubliant au passage les valeurs et le mode de vie que l'orphelinat semble lui conserver au risque d'être marginalisé. 

Son dessin est d'ailleurs au service de son oeuvre, n'hésitant pas à passer par la narration par l'image, s'appuyant sur des découpages astucieux - qui ont fait sa renommée - et des envolées poétiques qui ne vous laisseront pas insensibles. Il est bon de rappeler que Matsumoto s'inspire ici de ses propres souvenirs de jeunesse, il n'hésite pas à focaliser ses cases sur des petits détails, des expressions figées, comme s'il avait couché sur papier des visions très précises de son enfance.

Et c'est là toute la force de Sunny : un mélange complexe entre la vision d'un artiste ayant réussi, muri et grandi, face à ses souvenirs douloureux d'une enfance pas comme les autres. Il a d'ailleurs déclaré à propre de Sunny : "J'ai décidé de ne pas trop m'appesantir sur les moments les plus violents. Pour dépasser ma colère contre le passé"

"Quel est donc alors l'intérêt à suivre les déboires d'un orphelinat tout au long des six volumes qui constituent Sunny ?" me direz-vous. C'est là que le talent et le génie de Matsumoto entre dans la balance. Si on peut reconnaitre que cette succession de nouvelles ne fait pas avancer rapidement les personnages, elle n'en demeure pas moins la plus belle illustration d'un long processus que le mangaka a connu durant sa jeunesse passée en foyer et, dans une moindre mesure, que nous avons tous traversé.

Ici on suit un groupe d'enfants, tous représentants d'une facette de notre personnalité plus ou moins exagérée, nous renvoyant à nos propres questionnements sur le monde qui nous entoure et plus largement sur la vie - comme souvent avec Matsumoto. Du petit téméraire qui n'a peur de rien ni personne, au plus discret et sensible en passant par celui en manque de reconnaissance, tout y passe. 

Ce panel permet au mangaka de nous offrir une vision crue de la réalité, celle vue par les yeux d'enfants dépourvus de leur cocon familial et forcés à grandir/murir plus rapidement que leurs camarades. Ainsi, aucun compromis n'est fait et les traits de l'artiste japonais viennent vous toucher en plein coeur. Un simple regard, une expression, une ambiance... Chaque case peut déclencher chez vous un retour à vos propres souvenirs, non sans vous déclencher un sentiment de vulnérabilité face à la facilité avec laquelle l'auteur vous renvoie face à vous-même. 

Ainsi, Sunny vous impose de nouveau vos propres questionnements, vous fait revivre la disparition de l'innocence et le passage à l'age adulte ; une expérience parfois dérangeante mais qui n'en est que sublimée par la poésie distillée tout au long de cette oeuvre par son auteur. 

SUNNY © 2011 Taiyou MATSUMOTO/SHOGAKUKAN

Vous l'aurez compris, Sunny est une oeuvre à part dans la carrière de Taiyou Matsumoto. Sûrement la plus personnelle, mais aussi la plus aboutie dans sa forme comme dans son fond. Une bonne porte d'entrée dans l'univers de ce mangaka qui n'a de cesse de repousser encore un peu plus les frontières entre le manga et le franco-belge.

Notons au passage la belle édition de Kana qui propose ces six tomes dans une version augmentée, qui vous permet de prendre la pleine mesure du talent de ce génie bien trop méconnu. 

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