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par Alfro - le 9/12/2013
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par Alfro - le 9/12/2013

Édito #2 : Le Temps de la bande dessinée

Le Temps est l'une des données abstraites qui a le plus d'emprise sur notre vie. Nous peinons à nous l'imaginer, et pourtant nous nous rendons compte de son existence quand celui-ci nous manque ou quand il se fait bien trop présent. Notre compréhension de cette entité est fluctuante et depuis qu'Albert Einstein nous a affirmé qu'il était relatif, ce n'est pas allé en s'arrangeant. Surtout quand il a enfoncé le clou avec ses histoires de voyages temporels car les paradoxes et autres mondes parallèles ne sont clairement pas là pour nous faciliter la vie, et je laisserais donc ces casse-têtes à des personnes plus intelligentes que moi sous peine de ramollir un ciboulot qui n'est déjà plus celui de mes vingt ans.

Qu'en est-il dans la bande dessinée ? Le Temps n'a visiblement pas les mêmes effets ici que dans le monde réel, sinon Astérix aurait arrêté depuis bien longtemps de faire valdinguer des Romains par dessus la canopée du pays armoricain. Alors, qu'en est-il du Temps dans ces cases et pages ? Et si finalement, c'était plus un outil utile qu'une contrainte ?

À vrai dire, la BD est un véritable bouillon de Temps, ça dure dans tous les sens, à vitesse variable, dans des réalités différentes. Pas simple, mais tellement passionnant si l'on prend la peine de jouer avec. Le premier temps qui affecte la BD, c'est évidemment celui du récit. Comme dans toute œuvre, celui-ci peut être dirigé linéairement, ou être tordu dans tous les sens. Ainsi, nous pouvons voir des accélérations ou des ralentissements au gré des pages, ou même des sauts dans le temps, le souvenir et la vision, passé et futur faisant une incursion dans le présent. Ces allers et retours ont d'ailleurs pour avantage de pouvoir contrôler ce que l'on dévoile d'une intrigue, le temps plié à la volonté de l'artiste, morcelé par la nécessité du récit.

Là où un auteur cède son emprise toute-puissante, c'est quand il cède son œuvre au lecteur. La puissance des Arts littéraires à laquelle n'aura jamais accès le cinéma, c'est le Temps de la lecture. Ainsi, le lecteur impose sa volonté et son contrôle du temps à l'œuvre, lisant à son rythme, sautant directement à la dernière page (un flashforward auquel n'aura pas pensé l'auteur mais qui est le pouvoir incontestable de celui qui a l'œuvre entre les mains), revenant en arrière s'il veut. Un ouvrage n'est pas un objet linéaire, il est manipulable et le Temps du récit subit la manipulation temporelle que lui applique le lecteur, si bien que la temporalité est déjà bien foutraque.

Ce n'est cependant pas tout, et c'est là que la BD s'envole dans toute sa richesse. Car l'une des caractéristiques de l'art séquentiel, c'est de présenter des portions de temps accolées les unes aux autres. Chaque case à un temps défini, il n'est pas un instant figé, ne serait-ce que le temps de la bulle de dialogue ou de l'action qui sont déjà des moments qui se traduisent sur la longueur. Par ailleurs, on peut trouver sur une même case ou page, une accumulation de temps. Le dessinateur peut bien s'amuser à accumuler un nombre d'actions successives dans une même case, étendant le temps au-delà de celui que l'on peut percevoir. Certains se sont même amusés à décrire une période assez étendue sur une seule case, un seul dessin, montrant le passage des saisons ou la vieillesse s'installer. Le temps de la case peut même être pluriel, si l'on ancre un narrateur qui parle à un rythme différent de celui de l'action qui peut se dérouler en arrière-plan. À vrai dire, la force de la BD, c'est l'association du texte et du dessin qui abolie toute obligation temporelle, là où ailleurs on est contraint soit par le texte qui ne peut pas se dédoubler ou par l'image qui ne peut se superposer à elle-même sans altérer la compréhension. Temporellement, il n'y a pas plus libre que la BD, mais il n'y pas plus difficile à maîtriser dans un même temps.

Surtout que l'une des caractéristiques de ce médium est le Temps absent. Ce Vide, une suspension blanche où le temps est avalé sans espoir de retour, c'est la gouttière. Là où le temps accompagnant le récit coule dans des égouts elliptiques dont seule l'apparition immédiate d'une nouvelle case nous sauve de la disparition du sens. Cet interstice auquel on aurait tendance à ne plus penser est pourtant une donnée fondamentale. Le Temps ne s'arrête pas, d'ailleurs il ne s'arrête jamais tant qu'Univers il y aura. On ne peut exister sans durer. La gouttière est un instant particulier, fugace mais riche. C'est le moment où l'action de la case précédente survit encore dans l'esprit du lecteur, c'est le moment où le champ des possibles s'ouvre avant que la case suivante ne sabre tout cela pour ne garder plus qu'une possibilité. C'est l'instant où le lecteur, s'il est pris par sa lecture y déverse ses espoirs, ses angoisses et ses interrogations. C'est aussi l'instant où ce qui n'est pas montré disparait. Il est très rare qu'une bande dessinée montre un événement dans son intégralité, la fin d'un geste est le plus souvent suggéré, se terminant dans cette gouttière qui recueille tous ces instants qui n'auront jamais la chance d'avoir été choisis par l'artiste. Ces actions et paroles sacrifiées se retrouvent quelque par dans cet espace entre les cases qui se fait oublier.

Ce ne sont ici que quelques réflexions sur un Art qui a su travestir le mouvement sous quelques traits de crayons et nous fait croire à une temporalité fictive alors qu'elle l'a juste suggérée. Il me faudrait beaucoup plus de Temps pour explorer tout ce qu'implique cette question du Temps dans la bande dessinée. Mais ces quelques pistes sont autant de fil à dérouler pour découvrir la richesse d'un médium que je n'aurais jamais assez d'une vie pour tout explorer. Au Temps pour moi...

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