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par Elsa - le 7/02/2014
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par Elsa - le 7/02/2014

Angoulême 2014, l'interview d'Agnès Maupré (Le chevalier d'Eon)

Il y a deux semaines paraissait le premier tome du chevalier d'Eon, le nouveau diptyque d'Agnès Maupré, à qui l'on doit notamment l'excellent Milady de Winter.

Bd historique pétillante, drôle et passionnante, Le chevalier d'Eon nous raconte la vie incroyable de cet espion de Louis XV amené à se grimer en femme pour les besoins d'une mission, et dont le destin en sera bouleversé. 

On vous parlait déjà de ce très bon titre en chronique, et Agnès Maupré a répondu à nos questions à l'occasion du festival d'Angoulême.

Peux-tu nous raconter ton parcours ?

Au départ, j’ai commencé par faire un an d’architecture un peu bêtement. Puis je suis allée faire les Beaux Arts, d’abord à Angoulême puis à Paris. Et récemment j’ai repris les études, avec un Master de création littéraire au Havre. Parce que finalement j’avais l’impression d’avoir appris plein de choses sur le dessin aux Beaux Arts, et de m’être toujours dépatouillée minablement avec l’écriture. C’était chouette de venir compléter ma formation. 

Et puis surtout, en écrivant des bd, je me retrouve à fréquenter d’autres auteurs de bd assez facilement. Mais c’est assez enrichissant de pouvoir rencontrer des gens qui écrivent d’autres choses.

Pourrais-tu raconter Le chevalier d’Eon en quelques mots ?

C’est un personnage qui est un espion de Louis XV, et qui s’est retrouvé un peu par hasard à faire une mission d’espionnage travesti en femme. C’est un évènement qui l’a poursuivi plus ou moins tout au long de sa vie. Tant et si bien qu’à 50 ans, il s’est retrouvé condamné par le roi à reprendre l’habit féminin de façon définitive, et qu’il est mort en femme à 82 ans.

Le chevalier d’Eon est un personnage historique. Qu’est-ce qui t’a particulièrement touché dans son histoire, et donné envie de le mettre en scène ?

C’était un peu le rapport entre ces deux époques. Je savais très peu de lui avant de commencer. Je voyais la chanson de Mylène Farmer, une apparition dans Beaumarchais l’insolent, deux-trois trucs que j’avais entendus. On imagine l’androgynie à 20 ans, d’un être qui est capable d’endosser les deux sexes. Et finalement, je n’avais pas réalisé, avant de m’intéresser à lui, que c’était un type qui avait fini dans la prison d’un habit féminin, alors qu’il était quand même assez vieux.

Et le rapport entre ces deux époques-là, le moment où ça peut être amusant, et celui où ça devient pesant, c’est un peu ce truc-là avec lequel j’avais envie de jouer. Après c’est sûr que dans le tome 1 il n’y a que la première époque.

Ce qui est marrant aussi, c’est de voir ce que c’est qu’un destin. Comment un évènement anodin finit par marquer pour toujours.

As-tu effectué un gros travail de documentation en amont de l’écriture ?

Oui plutôt, parce que je n’ai pas de grosses connaissances en Histoire. Sur Milady de Winter, tout l’aspect historique était déjà géré par Dumas. Et puis finalement c’était vraiment une espionne d’opérette, ce ne sont pas de vraies missions d’espionnage qui correspondent à la politique de l’époque.

Alors que le chevalier d’Eon a vraiment existé, a vraiment fait des missions concrètes liées aux services secrets de Louis XV. Donc ça nécessitait de savoir comment fonctionnait ce service secret, ce que Louis XV voulait lui faire faire, le contexte politique à ce moment-là.

Donc oui c’était plutôt costaud. Le premier tome notamment se passe pendant la guerre de 7 ans, et la seule chose que je connaissais dessus, c’était Barry Lindon, donc il a fallu se mettre un peu au niveau et lire pas mal.

Finalement la documentation sur le chevalier d’Eon était plus facile et plus light. Parce que de toute façon les historiens ne sont pas vraiment d’accord sur ce qu’il a réellement fait. Donc on peut vraiment se permettre de broder là-dessus un peu comme on veut. Par contre le contexte a des jalons historiques indéboulonnables qu’il fallait mettre en place.

Même si, comme je fais parler des personnages historiques et que je n’étais pas dans la pièce, je leur fais dire n’importe quoi.

Comment s’est passé ton travail sur la bande dessinée ?

Au départ j’ai des carnets de fantasmes où je dessine les personnages, où ils commencent à prendre un peu forme. Il y a des scènes aussi qui apparaissent. Savoir un peu quel est le ton que je veux donner à l’ensemble, ce qui m’intéresse dans cette histoire. Mais du coup c’est complètement décousu, il n’y a pas de début, pas de fin. Ce sont juste des scènes éparses dont beaucoup ne se retrouvent pas dans le truc final.

Et après j’ai un espèce de découpage de l’ensemble du livre pour savoir en combien de pages ça va tenir, quelle est la rythmique globale, ce qui doit se passer comme évènements… mais là encore rien n’est définitif, aucune scène n’est écrite correctement. Et en fonction de ça, je fais les scènes. Ça se construit petit à petit, c’est vraiment un fatras qui va du plus vague au plus précis.

Et le tome 2 est déjà écrit ?

Il est écrit, il est commencé. En terme de dessin j’ai 15 pages finies.

Quels outils et techniques as-tu utilisés sur ce titre ?

C’est de l’encre coloré, de l’encre acrylique. C’est donc du trait coloré à la plume et au pinceau. De la table lumineuse, j’ai mes crayonnés en dessous, et à chaque trait que je fais, je me demande de quelle couleur il va être.

C’est un peu débile comme technique, parce que j’ai trente pots d’encre sur mon bureau, que j’essaie de ne pas renverser, ça rate à tous les coups.

Justement, les planches sont très colorées. C’est quelque chose qu’on voit rarement en bd historique. D’où t’es venue cette idée ?

C’est un peu de la lassitude. De toute façon quand je travaille deux ans sur un bouquin en noir et blanc, après j’ai envie de faire de la couleur, et vice versa. Après Milady j’avais envie de couleurs.

Et puis ça me paraissait assez évident sur du XVIIIème siècle. Quand on regarde les peintures de Watteau, de Fragonard. Il y a des petites comtesses qui se balancent… ça donne plus envie de couleurs que de pastels.

Et puis cette technique-là, je ne sais pas… Je crois que j’ai eu envie de me compliquer la vie, et que ça a assez bien marché.

J’ai failli me faire arracher la tête par la chef de fabrication d’Ankama, parce qu’évidemment c’est aussi difficile à scanner et à imprimer correctement. Mais comme je sais qu’ils sont très bons, le résultat est au final très fidèle aux planches originales, ils ont fait un super beau boulot de fabrication.

On perd des verts fluos et des rouges-orangés pétards, mais en même temps on gagne en unité globale et en lisibilité, ce qui n’est pas plus mal.

Milady de Winter est un personnage fictionnel, mais qui existait déjà avant la bd. Le chevalier d’Eon était réel. Est-ce que c’est difficile de trouver le juste équilibre entre le respect de ce que pouvait être les personnages avant, et la manière de te les réapproprier ?

Pas trop. Sur Milady de Winter, l’avantage c’est que le roman initial est tellement connu, existe tellement en tant que tel, et qu’il y a eu tellement d’adaptations, qu’on ne peut pas faire de mal à l’oeuvre initiale. Ça n’est pas comme adapter un roman méconnu, où là on peut vraiment massacrer un truc. Là, l’oeuvre de base ne peut que rester intacte. Donc la pression n’est pas très grande.

Et sur Le chevalier d’Eon, j’ai tellement l’impression que c’était quelqu’un qui avait envie qu’on parle de lui, que je me dis qu’il ne l’aurait pas mal pris. Même s’il ne se retrouvait pas dans le personnage, je n’ai pas l’impression que ça lui ferait de la peine de se retrouver dans des oeuvres fictionnelles complètement fausses non plus.

C’est vraiment un type qui avait envie d’être sur le devant de la scène. Il organisait des combats d’épées dans son vieil âge, où il était habillé en femme, et il se battait contre des bons hommes pour gagner sa vie dans des espèces de foire. Il avait le sens du spectacle. Donc je pense que ça lui ferait plutôt plaisir d’être encore dans les préoccupations des historiens, et même dans la bande dessinée.

Justement, est-ce qu’il y a des passages de sa vie qui t’ont particulièrement marquée ?

J’aime bien ce qui a trait au pari, à Londres. Il a vécu très longtemps en Angleterre. Et il y a eu des rumeurs qui ont couru sur son sexe. Des gens avaient su qu’il avait fait cette mission en femme en Russie, et il y avait donc des paris qui courraient à Londres sur est-ce que le chevalier d’Eon était un homme ou une femme. Il a failli se faire enlever et déculotter un certain nombre de fois. Donc il y a tout un moment où il déambulait dans Londres en serrant les fesses pour ne pas se faire enlever et déssaper. Ça, j’aime bien.

Et puis au moment où il a accepté de redevenir officiellement une femme, il y avait toujours ces paris sur son compte, et il s’est débrouillé pour les faire casser. Il a attaqué les parieurs en justice, alors qu’à l’époque on avait le droit de parier sur tout sauf sur la famille royale à Londres. Il a cassé les paris en disant que c’était contraire à la dignité d’une femme, puisque finalement on ne pouvait pas avoir la preuve, ni dans un sens, ni dans l’autre, sans porter atteinte à sa vertu et à son honneur. Il a gagné son procès, et à la suite de ça, il a écrit une lettre aux femmes dans laquelle il dit "Femmes, recevez-moi en votre sein, je suis digne de vous." Donc à un moment donné il a pris assez au sérieux son rôle d’ambassadeur de la cause féministe. C’est un truc que j’aime beaucoup.

La question du genre est depuis des mois au coeur des débats. J’imagine que tu as travaillé cette bd bien en amont, mais est-ce que c’est un sujet qui t’intéresse particulièrement ?

Je n’y connais pas grand chose, mais je trouve ça intéressant. C’est vrai qu’il faudrait que je me documente un peu là-dessus. 

Ce qui m’amuse aussi c’est que très souvent, j’écoute des émissions historiques sur le chevalier, et ce travestissement est souvent rapproché par les historiens à la question de sa sexualité. Beaucoup d’historiens pensent qu’il était puceau. À mon avis c’est une connerie. Je ne vois pas comment un type un peu curieux, à l’époque, un noble, pouvait vraiment rester puceau. Mais je trouve ça marrant que les deux questions soient forcément associées, alors qu’à mon avis dans son cas ça ne l’était pas du tout.

Et as-tu réfléchi à la gestuelle d’Eon ? Il est parfois homme, parfois femme…Est-ce que les différences de gestuelles se sont faites naturellement ?

Ce que je voulais, c’est qu’il soit crédible en homme comme en femme. Je ne voulais pas forcément  qu’il soit une beauté en femme. Qu’il puisse plaire, mais ne soit pas un être d’une beauté surnaturelle ou quoi que ce soit. Et puis c’est vrai qu’au début, dans ce premier tome, il est un peu raide et un peu godiche dans les deux sexes. Ce n’est pas quelqu’un qui est à l’aise dans les deux sexes finalement, c’est quelqu’un qui est juste un peu mal à l’aise tout le temps.

C’est quelque chose que j’aime bien aussi, dans son destin. Au départ c’était un type très rigoureux et qui petit à petit, du fait de cette vie étrange, se retrouve à devenir un peu fou et un peu baroque, mais je pense qu’au départ il ne l’était pas tellement.

Du coup la gestuelle se réfléchit aussi sur la longueur, sur comment il va évoluer en prenant plus confiance en lui. Ce qu’il va devenir après ses missions en Russie, et ce qu’il deviendra dans son vieil âge. 

Parce que d'après les témoignages de personnes qui étaient à Versailles à l’époque où il est revenu à 50 ans en femme, ça n’était vraiment pas de l’androgynie. Il est décrit comme un gros militaire buriné en robe, qui crachait et racontait des histoires salaces devant un feu de cheminée. Donc autant ce truc-là d’ambiguité fonctionne sur la vingtaine, la trentaine, autant apparemment, à cinquante balais, c’était clairement un gros mec en robe.

Et ce qui est marrant aussi à envisager, c’est que finalement il y avait très peu d’hommes qui se travestissaient en femme. Du coup je ne sais pas s’il y avait vraiment besoin d’être très androgyne pour être pris pour une femme à partir du moment où on était en robe. Je pense que le costume suffisait, probablement.

Et y’a-t’il d’autres personnages, réels ou fictionnels, qui te donnent envie de les mettre en scène ?

Alors là je suis partie sur un Tristan et Iseult, que je ne vais pas dessiner, que j’écris juste. Que mon ami Singeon devrait dessiner normalement. 

Sinon il y en a toujours. C’est vrai qu’en me documentant sur d’Eon, j’ai trouvé plein de personnages qui me plaisent bien. Mais si je commence à ne faire que de la bd historique, je n’aurai plus le droit d’en sortir. Et ça ne va pas m’amuser de dessiner que des carrosses tout le temps.

Mais c’est sûr qu’il y a des personnages fascinants. Par exemple le père de Frédéric II de Prusse qui collectionnait des géants, ça je trouve ça assez dingue. J’aime bien Sartine aussi, qui est le lieutenant de police du XVIIIème, qui a vraiment inventé le renseignement, et les services de police modernes.

Et puis là dans les personnages secondaires d’Eon, je me suis régalée. J’aime beaucoup Louis XV, j’aime beaucoup la Pompadour. J’aime beaucoup Jean Du Barry, et la Du Barry qui va apparaitre plus tard… C’est sûr qu’il y a de quoi faire.

Justement, tu parlais de Tristan et Iseult, il y a le second tome du Chevalier d’Eon. As-tu déjà d’autres projets en tête ?

Non, déjà mener à bien ces deux-là serait bien. Après je vais probablement être dessinatrice sur des projets avec des romanciers, où je n’écrirais pas l’histoire. Je n’ai jamais fait de collaboration, et ça doit être assez intéressant aussi.

Et puis peut-être un projet de mythologie plus tard. J’aimerais bien travailler sur les personnages méconnus de la mythologie, une espèce d’anthologie de seconds couteaux.

 

 

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