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par Elsa - le 16/09/2015
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par Elsa - le 16/09/2015

Noëllie Pravia et Le Hégarat (Doggybags tome 8), l'interview

Si le Label 619 publie nombre des meilleurs auteurs de la nouvelle génération du franco-belge, la série Doggybags permet notamment de réveler des nouveaux venus particulièrement prometteurs, qui ont tapé dans l'oeil de RUN et laissent exploser leur talent dans l'exercice jubilatoire de ces histoires courtes chargées en hémoglobine. 

Ce huitième volume de Doggybags compte quelques valeurs sûres et habitués du Label (ElDiablo et Mathieu Bablet), mais aussi plusieurs auteurs dont c'est la première publication : Jonathan Garnier (qui signe le scénario de The City of Darkness, une plongée dans l'envoûtante et glaçante Kowloon sublimement illustrée par Mathieu Bablet), Luché (qui dessine To serve and protect, dont le scénario inspiré de fait réel est écrit par ElDiablo), et enfin Noëllie Pravia et Le Hégarat, qui font toutes les deux leurs premières armes dans la BD avec Soledad, où folklore nicaraguayen et sujets de société malheureusement très actuels se rencontrent.

Noëllie Pravia et Le Hégarat reviennent pour nous sur leur travail sur cette histoire, l'occasion d'en savoir plus sur une scénariste et une dessinatrice aussi prometteuses l'une que l'autre.

Pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours ?

Noëllie - J'ai toujours voulu être astronaute et boulangère en même temps, mais force est de constater que le monde du travail n’était pas prêt ! Plus sérieusement, j’ai suivi une filière artistique à la fac, et j'ai effectué mon stage de dernière année à Ankama. Je préparais à l'époque un mémoire sur l'apocalypse zombie. C'est là que j'ai fait la connaissance du Label 619 et de ses auteur(e)s. J'ai tenté ma chance avec un scénario et me voilà aujourd'hui ici.

Le Hégarat - J’ai suivi des études artistiques, qui tendaient vers l’illustration, la BD et l’animation à Lyon puis très brièvement à Bruxelles. J’ai ensuite enchainé avec un apprentissage dans le tatouage, ce qui reste ma profession principale aujourd’hui. J’ai connu le Label 619 d’abord en tant que lectrice puis à travers des amis qui ont eu des histoires publiées dans Doggybags, ce qui m’a permis de rencontrer Run, qui m’a un jour approchée pour me proposer de travailler sur l’histoire de Noëllie, il y a deux ans. 

Comment est née l'idée de cette histoire ?

Noëllie - Il y a deux ans, je suis tombée sur un fait divers choquant dans la presse nicaraguayenne. Un jeune homme âgé de 19 ans a violé et enterré vivante sa compagne par jalousie.

Puis plus tard, en discutant avec un ami de légendes urbaines, je me suis rappelée les histoires de curé sans tête, de charrette de la mort, ou encore de Cegua que mon père me racontait petite. Ces récits horrifiques se nourrissent de traditions païennes (On pourrait rapprocher le Cadejo par exemple, des animaux totems présent chez les indiens) et de catholicisme.  Du coup, j'ai voulu mêler les deux et recycler ces anciennes peurs pour en faire un truc plus actuel. 

Qu'est ce qui a motivé ce contexte particulier (le Nicaragua et ses légendes) ?

Noëllie - Je suis métisse franco-nicaraguayenne, du coup cela me tenait à cœur d’évoquer mes origines et de placer mon récit en Amérique centrale. Puis, je voulais m'éloigner du côté "gansta" latino que l'on évoque souvent lorsque l'on parle de cette région, en proposant autre chose.

Comment s'est passé votre collaboration sur cette histoire ?

Noëllie - Je connaissais déjà le travail de Juliette en tant que tatoueuse et j'ai trouvé son approche de la BD différente et originale. C’était plutôt chouette de bosser ensemble, on s’est retrouvé sur pas mal de choses, ce qui nous à permis de bien faire évoluer le projet. Le travail à distance est toujours compliqué, mais je pense qu’on s’en est pas mal sortie et RUN nous a beaucoup aidé. 

Le Hégarat - J’ai rencontré Noëllie à travers RUN, donc, il y a un an. On se s’est pas beaucoup vues à proprement parler, notre collaboration s’est beaucoup faite à travers internet. Le courant est passé tout de suite, on s’est retrouvées sur beaucoup de sujets qui nous sont importants, ce qui m’a permise de m’impliquer plus en profondeur dans le scénario. J’ai eu un coup de coeur pour l’histoire dès le moment où RUN m’en a parlé. Comme dit No, la distance ne rend jamais la production évidente, une fois les bases posées, il n’y a plus qu’à avancer. 

Avez-vous l'une et l'autre effectué un gros travail de documentation ?

Noëllie - Oui et cela a été un peu compliqué car il en existe très peu. Le Nicaragua est un pays relativement mal connu et la majeure partie des ces légendes s'inscrivent dans le folklore et la tradition orale.

D’ailleurs les légendes varient d’une région et d’un pays à l’autre. La Cegua du Costa Rica est bien différente de celle que vous pourriez croiser au sud du Nicaragua

Le Hégarat - Oui bien sûr, j’ai retourné internet pour pouvoir trouver un maximum de photos sur le pays et les gens en eux même, demandé à des amis nicaraguayens leur aide, et même eu l’aide d’autres amis anthropologues/archéologues. Même si des informations pointues ne doivent pas me servir, j’aime connaître en profondeur le sujet sur lequel je vais travailler. J’ai fait mes recherches quant au folklore également, mais j’ai plus laissé ce domaine à Noëllie, plus précis et délicat. 

C'est toutes les deux votre première bande dessinée, l'expérience a-t'elle ressemblé à ce que vous imaginiez ?

Noëllie - Alors moi j'avais un peu l'image d'un truc qui se faisait "easy". Bim t'as l'idée, tu la dessines et le lendemain, emballez c'est pesé ! Mais en vérité c’est beaucoup de travail, de compromis et de remises en question.

Il faut être patient, il s'est écoulé un an entre le moment où j'ai écrit les premières lignes et le moment où j'ai eu le livre dans les mains. Sans oublier,la difficulté de laisser le dessinateur s'accaparer un univers qui est très personnel. Mais le processus est passionnant et je suis contente du résultat.

Le Hégarat - Je pensais que j’avancerais plus vite haha. Mais sinon je ne m’en faisais pas une idée particulière. Je savais que ça allait être un travail long et minutieux, d’autant plus que j’ai choisi de travailler à l’encre et en A3. Mais pour quelqu’un comme moi qui est habituée à être souvent sur la route pour mon travail, ça a été un gros changement que de rester sédentaire et attelée à une table pendant une aussi longue période. 

Écrire une histoire pour Doggybags implique certaines contraintes (le format, l'esprit de la collection...), ces contraintes vous ont-elles parfois donné du fil à retordre, ou ont-elles au contraire été inspirantes ?

Noëllie - Le format m’a au départ un peu frustrée. J’aurais aimé développer d’avantage certains personnages. Mais dans l’exploitation on se doit d’être percutant et d’avoir une dynamique soutenue. Du coup j'ai forcé sur l'hémoglobine et travaillé la mise en scène des exécutions, ce qui je dois l'avouer ne m'a pas déplu (instant psychiatrie, bonjour !)

Le Hégarat - Ça n’a pas vraiment été une contrainte pour moi, à part au moment où je me suis rendue compte, après avoir réalisé 4 pages, que le format sur lequel je bossais n’était pas compatible. Mais bon, à part quelques retouches sur lesdites planches, ça n’a plus été un problème. 

Pour ce qui est l’esprit de la collection, j’ai toujours pensé que le style avec lequel je travaille colle bien, je pense que c’est aussi une des raisons pour lesquelles RUN a pensé à moi pour cette histoire. 

Le label 619 a parfois été taxé d'être 'macho', quel était votre ressenti à ce sujet en tant que lectrices, et maintenant que vous en faites partie en tant qu'auteures ?

Noëllie - J'aime vraiment ce genre, du coup en tant que lectrice je n'ai pas vraiment senti de machisme particulier. Les filles y sont certes sous-représentées mais je ne pense pas que se soit lié à des choix d'éditions (ou à une volonté éditoriale ). Au contraire, je pense que Doggybags invite les filles à exprimer leurs côtés obscurs et à les assumer. J'ai longtemps subi des remarques pour mon goût prononcé pour les films gore, mon langage cru et direct et ma collection de crânes fluorescents, mais je reste une nana normale. Et Doggybags est un moyen d'exprimer ce côté "trashos" de ma personnalité.  

Le Hégarat - C’est sûr que le parti pris de la collection peut être assez pétri des clichés qui vont avec. Même si il m’est arrivé de froncer les sourcils à la lecture de certaines choses, ça n’a jamais été au point où j’ai eu envie de jeter un livre par la fenêtre (parce que ça arrive souvent). À la base, notre histoire devait figurer dans un numéro exclusivement féminin qui n’a jamais eu lieu, et je suis contente au final que notre histoire figure parmi celles d’auteurs masculins, ça permet de ne pas entretenir ce clivage de la bande-dessinée «genrée». En tant qu’auteure, j’ai eu une très bonne expérience avec le label, autant techniquement qu’humainement. 

On pense souvent à tort qu’une collection comme Doggybags ne pourrait pas être dessinée par des filles, mais c’est aussi parce que l’industrie ne cherche qu’à mettre en avant les clichés de la BD dite «girly» (expression que j’utilise vraiment, mais alors vraiment à contre coeur), au détriment d’auteures qui explorent des voies/genres/histoires inhabituels. Comme dit Noëllie plus haut, on obtient souvent des remarques étonnées quand on voit qu’une fille développe un style plus obscur. Parce que l’exploration devrait rester quelque chose de masculin, quand le style féminin devrait rester rassurant par ses couleurs vives et sa «rondeur» (à tort). 

Noëllie, avais-tu dès le départ envie de développer une thématique féministe ?

Noëllie - Au départ pas vraiment, je voulais avant tout parler du Nicaragua. C’est vrai qu’en développant mon intrigue autour de ce fait divers révoltant, l’histoire a pris une tournure plus engagée. L’univers très masculin dans lequel s’inscrit l’histoire renforce bien-sûr cette idée. Mais je dirais que c’est avant tout le récit d’une petite nana de la débrouille qui a la haine. Et que sa rage va au-delà du genre, ou de la race, c’est l’être humain dans sa globalité qui la dégoute.

Les problématiques féministes sont aujourd'hui plus souvent au coeur du débat en Europe. En est-il de même en Amérique Centrale ?

Noëllie - Je dirais qu'il y a une prise de conscience, mais que niveau équité on est encore loin du compte. La loi 779 protégeant le droit des femmes contre la violence conjugale est entré en vigueur seulement le 22 juin 2012 pour subir près d'un an après ( le 27 septembre 2013)  une réforme, visant à l’affaiblir. Le contexte socio-économique, l'éducation déficiente, le tout lié à une forte culture machiste, ralentit fortement les progrès. 

La problématique de la violence est liée, entre autres, à la pauvreté, aux inégalités, à une éducation déficiente et à la culture machiste qui prévaut encore au Nicaragua. (Pour plus d'infos).

Qu'est ce qui t'a donné envie de lier une problématique malheureusement très moderne à des légendes anciennes ?

Noëllie - Au départ, je trouvais ces légendes un peu kitsh et rétro mais j'ai été surprise de constater qu'elles étaient encore bien présentes chez les jeunes générations, et développées sur le net sous forme de vidéo ou de photo-montages. L'idée m'est venue d'associer les deux, pour alimenter à nouveaux les rumeurs.

Lehegarat, tu viens du tatouage. Est-il compliqué de passer de l'illustration au 'langage' bd ?

Le Hégarat - Non, parce que je viens « à la base" de la bande dessinée. La BD a toujours été une influence majeure dans mon travail, donc le passage s’est fait très naturellement. 

Quelles ont été vos inspirations à l'une et l'autre pour cette histoire ?

Noëllie - Je dirais Princesse Mononoké et (rire) Mulan, puis les films de revenge, type Kill Bill.

Le Hégarat - Hahahaha Mulan oui. De mon côté il n’y avait pas une inspiration particulière, mais si je devais en citer, ça serait Mignola, Yukito Kishiro et Takehiko Inoue

Avez-vous d'autres projets bd ?

Noëllie - Oui, je travaille déjà sur un autre scenario radicalement opposé à l’univers de Soledad, je suis en train de monter une petite maison de broderie alternative.  

Le Hégarat - Non, aucun pour l’instant.

 

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