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par Elsa - le 1/11/2013
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par Elsa - le 1/11/2013

Quai des Bulles 2013 : l'interview de Férey et Camuncoli

Alfro vous le disait hier, Maori, dyptique dont le premier tome est paru récemment dans la collection Hostile Holster d'Ankama, est un excellent polar. Jack Kenu, un flic maori impulsif et déprimé, doit enquêter sur le meurtre de la fille du député maori Pita Witkaire, en pleine campagne éléctorale.

Si l'intrigue policière reste classique, le saisissant contraste entre la violence du meurtre et les paysages néo-zélandais, et la réfléxion sociétale et politique que l'on peut lire entre les lignes en font un titre captivant. Caryl Férey, notamment auteur de polars publiés dans la Série Noire de Gallimard, a parfaitement su s'adapter à ce nouveau média, et le trait de Giuseppe Camuncoli, brut et pourtant plein d'élégance, sert parfaitement le récit.

Les deux auteurs étaient présents au festival Quai des Bulles, et ont eu la gentillesse de répondre à nos questions.

Pouvez-vous vous présenter et nous raconter votre parcours ?

Caryl Férey – Je suis auteur, j'écris depuis toujours. Surtout à la Série Noire chez Gallimard. J'écris des scénarios aussi. J'ai réellement rencontré Giuseppe pour la première fois ce weekend (au festival Quai des Bulles). Notre rencontre s'est faite par internet, Giuseppe étant en Italie, le contact était par dessins.

Giuseppe Camuncoli – Je suis italien. J'ai commencé à bosser professionnellement en 1997 en Italie, en auto-production, puis sur le marché américain, chez DC Comics en 2000. Jusqu'à maintenant j'ai travaillé sur Batman, Hellblazer chez Vertigo, Wolverine, les X-men, et maintenant je fais Spiderman pour Marvel depuis deux ans. J'ai surtout dessiné pour le marché américain, mais également pour le marché européen. Notamment les Scorpions du Désert. J'ai repris l’œuvre d'Hugo Pratt, qui est un de mes auteurs préférés. Et avec Maori c'est la première fois que je fais une bd entièrement pour le marché français, avec un super scénariste français.

Comment raconteriez-vous Maori en quelques mots ?

Caryl Férey – Au delà du polar, de la découverte du meurtre etc, qui sont anecdotiques je trouve, c'est un monde en crise, la crise grecque est étendue au monde. Pendant les élections, il y a un parti conservateur capitaliste, pour aller très vite, et l'autre qui est le parti de la Voie Humaine. Un parti autochtone, en l’occurrence maori, mais c'est plus large que ça. Le truc c'est que si notre système capitaliste est en bout de course, qu'est ce qu'on fait ? Et est-ce que si on écoutait la pensée autochtone, ils pourraient nous donner une réponse qu'on n'a pas.

Comment est née cette histoire ?

Caryl Férey – Je suis plutôt d'extrême-gauche. Le système capitaliste comme on le subit est pour moi une catastrophe. Les gens pensent au présent, plus du tout à l'avenir. Et quand il n'y a pas de futur envisagé, ça crée un climat mortifère, qui va dans les extrêmes. Je dis que je suis d'extrême-gauche, en fait je suis de gauche, c'est tout. Mais malheureusement, ce qui arrive c'est l'extrême-droite. Ça arrive en Italie, ça arrive en France. Le discours de Le Pen est complètement vulgarisé aujourd'hui. Je trouve ça extrêmement grave. Donc plutôt que de faire du 'parti socialiste, etc', il faudrait complètement changer le système.

Ce qui se passe aujourd'hui, l'histoire de Maori, c'est l'histoire du monde. La bd est plus large que ça. Et ce n'est pas juste en changeant pour le parti socialiste qu'il va se passer quelque chose. S'ils ne font rien c'est parce qu'ils n'ont plus la main. Il n'y a plus que l'économie, le fric, les agences de notations qui ont le pouvoir. Et je pense qu'il faut les dézinguer, tout simplement. Ca parle un peu de ça, mais de manière pacifique.

Comment s'est passée votre rencontre 'virtuelle', et comment s'est passé votre travail ensemble sur la série ?

Giuseppe Camuncoli – C'est Audrey Bonnemaison, la directrice de la collection Hostile Holster, qui a eu l'idée de nous faire travailler ensemble. Je ne connaissais pas le travail de Caryl, mais j'ai beaucoup aimé l'histoire. Je fais des super-héros mais j'adore aussi faire du polar, du noir, d'autres types de bd. Et j'ai trouvé l'histoire de Maori très forte. J'ai vraiment eu envie de dessiner quelque chose comme ça. Je ne suis jamais allée en Nouvelle-Zélande, donc j'ai dû faire un travail, sur Google surtout...

Caryl Férey – Ça aurait été impossible il y a 15 ans, on n'aurait pas pu travailler ensemble.

Giuseppe Camuncoli – Et la façon de travailler est toute simple. J'ai le scénario complet, j'envoie les planches par email, et si elles sont approuvées elles passent à l'encrage, puis à la colorisation.

Caryl, vous aviez écrit tout le scénario en amont ?

Caryl Férey – Oui, j'ai d'abord écrit le scénario.

Giuseppe Camuncoli – Et c'était super ! C'était ton premier scénario de bd, et ça n'est pas forcément facile de s'adapter, si tu écris des romans, de faire des bons scénarios.

Et justement est-ce que ça a été difficile de s'adapter à ce nouveau format de narration ?

Caryl Férey – Et bien bizarrement non. Quand l'éditrice m'a proposé ça je lui ai dit « D'accord mais comment on fait ? Comment je te présente le truc ? ». Donc je lui ai demandé de me donner un modèle. C'est purement technique, c'est pareil pour le scénario de film, si tu ne fais pas d'études pour ça, tu ne sais pas comment on fait. J'ai l'habitude d'écrire des scénarios pour la radio et le cinéma, et quand j'ai vu la structure technique de la bd, je me suis dit que c'était juste un peu différent. Quand j'ai écrit l'histoire, j'ai directement commencé avec le modèle. Je n'ai pas d'abord écrit une nouvelle, puis l'ai adaptée. J'ai trouvé ça relativement facile. C'est juste une question de présentation technique. Après ça ne veut pas dire que ce que tu fais est bien, mais côté technique c'est assez simple.

Maori prend place en Nouvelle Zélande, ce qui était déjà le cas pour deux de vos romans. Qu'est-ce qui vous a donné envie de situer cette histoire à cet endroit ?

Caryl Férey – Au niveau graphique je pense. Parce qu'effectivement la pensée autochtone, ça aurait pu se passer en Argentine, avec les Mapuche, en Afrique du Sud ou autre. Mais la Nouvelle-Zélande c'est un pays très contrasté, avec des grands espaces. La nature est omniprésente, la végétation est très luxuriante. En bd ça peut faire de belles choses. Et puis les maori, les tatouages...et ils ont quand même des vraies gueules. Donc je me suis dit qu'au niveau graphique, c'était pas mal.

Giuseppe Camuncoli – Oui c'est super intéressant.

Et justement Giuseppe, vous parliez tout à l'heure de Google. Le travail de documentation a-t-il été compliqué pour les décors etc ?

Giuseppe Camuncoli – C'est un peu plus compliqué que ce que je fais d'habitude. Sur Spiderman c'est New York, c'est plus rapide, plus facile. Je connais, j'ai été là-bas. Et pour dessiner New York, c'est facile de trouver les références ou d'inventer des trucs. Mais maintenant avec Google, c'est plus facile d'être précis et attentif sur les détails. Par exemple pour la scène du meurtre sur la plage, il y a un parking. Je suis allé sur Google Maps, c'est fantastique. Tu places la caméra et tu peux regarder. Franchement, ça m'a pris un peu plus de temps que d'habitude, mais ça n'était pas l'enfer.

On cherche à faire le meilleur boulot possible avec le temps qu'on a. Cette histoire n'est pas dans le présent mais dans le futur proche, donc s'il y a des détails qui ne sont pas trop précis ça n'est pas grave. Par contre, il y a des petites choses, par exemple la maison de Pita Witkaire, les maisons des maoris sont difficiles à trouver en photos. Et avec la culture maori c'est parfois compliqué. Même pour les tatouages, j'ai regardé des revues de tatouages, sur internet, parfois j'ai inventé. Et là en dédicace quelqu'un m'a dit que chaque tatouage avait une signification.  Et je ne sais pas ce que j'ai fait.

J'ai fait ça pendant que je travaillais sur Spiderman, et c'est super intéressant de balancer entre ces deux choses, parce qu'elles sont vraiment différentes. Je n'aime pas faire la même chose, je ne pourrai pas dessiner toute ma vie les même personnages. Donc là c'est super. Et je suis très content du livre en lui-même. L'édition, le papier, les couleurs, le papier, le design graphique, c'est vraiment super.

Maori est très cinématographique, le cinéma vous a-t-il inspiré, notamment pour la mise en scène ?

Giuseppe Camuncoli – J'ai vu le film l'Âme des Guerriers quand j'étais plus jeune. Je ne me rappelle pas forcément de tout, mais je n'ai pas voulu le revoir, parce que je ne voulais pas être trop influencé. C'est un des films les plus connus.
J'ai inventé des choses, c'est une part de mon boulot. Ça a surtout été une documentation de photos. Mais le cinéma est une inspiration pour tous mes boulots. Les scénarios de bd ont un côté film. Et ce qu'on fait en tant que dessinateur, mon travail, est proche du cinéma. Étudier les caméras, les expressions, les prises de vue, les cadrages...

Et ici c'est le scénario parfait, il était déjà très cinématographique. Parfois je travaille avec des scénaristes avec qui il faut prendre un peu de temps pour imaginer la mise en scène. Mais avec Caryl, je lisais et j'imaginais tout instantanément. Il faut être attentif à d'autres détails, mais ça n'est pas difficile du tout.

Caryl, dans Maori il y a des personnages forts. Les avez-vous imaginé en amont de l'histoire, ou se sont-ils affinés au fur et à mesure ?

Caryl Férey – C'est ça qui est marrant. Il y avait certains personnages que j'avais en tête à peu près visuellement. Donc j'essayais de dire à Giuseppe 'Tiens, tel joueur de rugby maori il y a une quinzaine d'années, tu peux t'en inspirer'. Mais après les ¾ des personnages, les allégations étaient 'celui-là il a 50 ans, c'est un politicien conservateur avec une tête un peu austère'. C'était très libre. C'est difficile, j'y allais sur la pointe des pieds. Pour moi l'artiste c'est celui qui dessine. Je ne me voyais pas dire 'c'est comme-ci, c'est comme-ça', être directif et intrusif dans son travail.

Alors que parfois ça peut l'aider, si je lui donne des indications, il ne le prend pas comme un truc intrusif, mais comme une aide. C'est là où j'étais un peu timide. Au départ, je pensais que celui qui dessinait décidait de tout. Que le scénariste disait juste ce qu'il se passait en gros. Alors qu'au contraire les indications peuvent l'aider. Je découvre.

Giuseppe Camuncoli – Il y a des dessinateurs comme ça. Je connais des dessinateurs sur le marché américain, qui sur une page avec six cases, vont en mettre s'ils veulent un ou deux en plus, si l'éditeur et le scénariste sont ok. Moi j'ai toujours pensé que si le scénariste pense qu'il faut mettre 4 cases, c'est important d'y mettre 4 cases. J'essaie d'être le plus fidèle possible au scénario. Et seulement si je pense que ça va aider de faire des petits changements, je propose ça. Pour moi c'est le choix de l'éditeur, et du scénariste. Je pense qu'on est au service de l'histoire.

Caryl Férey – Et moi c'est l'inverse !

Giuseppe Camuncoli – Et c'est pour ça que ça fonctionne aussi bien.

Caryl, tout à l'heure vous disiez qu'au delà du meurtre, et même du genre polar, il y a vraiment une intrigue politique derrière, et toute une réflexion plus globale sur la politique. Est-ce que vous pourriez nous en dire plus sur le parti de la Voie Humaine ? Et est-elle inspirée d'un vrai parti ?

Caryl Férey – Non, ça n'est pas un vrai parti, mais ça le pourrait, pour aller un peu vite. Il y a la pensée occidentale. Et encore une fois, ça n'est plus une question de partis, mais de culture. Parce que nous on a la technologie, on croit qu'on a la vérité, la raison, qu'on sait tout faire. On a un ethnocentrisme épouvantable je trouve. Et quand d'autres personnes ont des réponses, on s'en fiche.

Pour prendre un exemple, sur la médecine, sur les plantes. Il y a des grands labos pharmaceutiques, sans même parler des grands scandales. À un moment donné on va découvrir qu'une plante autochtone soigne quelque chose. Et on va essayer de la privatiser, de dire « cette plante vaut de l'argent ». C'est le monde marchand, mais jusqu'à l'absurde.

On est capable de raser une forêt avec un écosystème dense et riche, qui recèle des choses qu'on ne connait pas. En faire de la pâte à papier, mettre du pin qui pousse en dix ans, qui pompe toute la flotte, qui bousille tout l'écosystème, juste pour faire de la production.

Et un jour une pandémie arrive, et on n'a pas la médecine pour ça. Il est probable que les autochtones, qui eux connaissent tout ça depuis des millénaires, nous disent que telle plante pourrait soigner cette maladie. Sauf que si on a tout détruit, on n'a plus accès à ces choses-là. Et souvent on rase aussi l'esprit des gens, ils perdent  leur langue, et tout ce savoir ancestrale, qui disparaît à jamais. Les autochtones eux-mêmes perdent leur force.

Dans notre vision des choses, tout est basé sur la propriété. La Terre nous appartient. Mais pour les maori, et quasiment tous les autochtones, nous appartenons à la Terre. Ça change tout. On est dans l'individualisme, et eux ce n'est même pas du collectif, c'est être au service de la Terre.

Je ne dis pas faire table rase du capitalisme, il y a des choses biens. Mais c'est garder le meilleur de notre système, l'ONU, les services publics etc, les choses pour le collectif, mais ajouter la voix autochtone, qui se décline sur mille choses. La façon d'apprendre, l'école par exemple, ce qui est fondamental. On est dans une école de l'entreprise, on fait du chiffre. Tout est basé comme ça, l'éducation nationale est faite pour faire des bons petits soldats, qui feront des écoles de commerce et continueront à bousiller tout le truc.

On voit bien, les enfants adorent l'art. Ils développent leur imagination, leur esprit. Mais quand ils commencent à grandir c'est terminé, on leur dit que le dessin on s'en fout, qu'il faut passer aux math. Et on perd tout comme ça, beaucoup de choses en tout cas.

Dans la bd, je ne fais pas juste un discours politique, il y a une histoire, je ne suis pas là pour saouler les gens avec ça. Mais les personnages portent cet autre monde qui est possible.

Avez-vous effectué un gros travail de recherche, de documentation pour situer votre histoire en Nouvelle-Zélande, et dans la culture maori ?

Caryl Férey - Non parce qu'en fait j'ai déjà fait ce travail. Haka et Utu, c'est 4 ans de travail sur chaque livre. Je ne suis pas un grand spécialiste de la culture maori, il ne faut pas exagérer. Mais je connais bien le pays, j'y suis allé plein de fois. Et donc tout le travail fait pour les autres romans, là je me suis servi de peut-être 5%. Parce que la bd c'est plus court, ça n'est pas du tout le même discours. Et puis il y a des choses que j'ai inventé, la Voie Humaine n'existe pas.

Ce qui est marrant c'est que quand j'étais en Nouvelle Zélande, dans les années 80/90. il y avait un racisme lattant. Et à un moment, je vais voir un chef, qui s'appelle Witkaire, le lieu est le même d'ailleurs. Et les gens qui m'avaient amené là-bas m'ont dit de ne surtout pas parler de politique, que c'était très tendu,  et qu'il était un chef activiste. Je n'allais pas parler de la pluie et du beau temps, je n'ai pas traversé le monde pour ça. Donc je lui ai demandé ce qu'il pensait de la mondialisation. On a énormément parlé, et c'était super. Même si je n'étais pas forcément d'accord avec tout ce qu'il disait, c'était hyper intéressant. Et ce mec-là est aujourd'hui député maori. Le monde bouge. Ça m'a fait plaisir, de voir que ce soit-disant dangereux chef était devenu député, et il m'a inspiré ce personnage du livre. Parce que s'il est député, il pourrait être premier ministre. Et ça changerait pas mal de choses. Sauf s'il se vend lui-même, parce que le pouvoir...

Mais il n'y a que dans une période de crise aigüe qu'on pourrait vraiment changer. Parce que là en 2008, la crise qu'on a là, il y a quand même des salopards qui sont responsables, et personne n'est allé en prison. Tu voles deux fois, tu vends du shit, là tu vas en taule, c'est hyper grave. Par contre tu tues des millions de gens à travers les crises, tu mets deux milliards de personnes au chômage, ça ce n'est pas grave. Ça me rend dingue. Le seul mec qui est allé en tôle, c'est Madoff. Et il y est allé parce qu'il a volé les riches, ça ce n'est pas bien. Les pauvres on s'en fout.

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