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par Elsa - le 13/11/2013
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par Elsa - le 13/11/2013

Quai des Bulles 2013 : l'interview de Fred Bernard (Chroniques de la vigne)

Fred Bernard est un artiste au parcours riche. D'abord auteur jeunesse, il est également devenu auteur bd avec La tendresse des crocodiles, premier opus des aventures de l'envoûtante Jeanne Picquigny. Depuis, d'un projet à l'autre, d'un éditeur à l'autre, il nous surprend avec des histoires à chaque fois différentes mais toujours portées par cette sensibilité, cette intelligence si lumineuse. Drôles ou dramatiques, ses récits sont peuplés de personnages hauts en couleur qui nous habitent longtemps après avoir refermé ses livres...

Avec Chroniques de la vigne, bande dessinée qui rencontre un très joli succès depuis sa sortie, il nous emmène à la rencontre de la Bourgogne de son enfance et de son grand-père, un vigneron au caractère bien trempé. La bd se présente comme un carnet où s'entremêlent entretiens, anecdotes, illustrations... avec des textes pleins d'humour et passionnants et des dessins pleins de fraicheur et de joie de vivre. Loin des habituels livres tout en sérieux sur l'oenologie, Chroniques de la vigne est une jolie déclaration d'amour au vin, à la gastronomie, à une région (mais au voyage aussi) et au lien familial.

Présent à Quai des Bulles, il nous en dit un peu plus sur ce très joli livre.

Peux-tu te présenter et nous raconter un peu ton parcours ?

J'ai commencé par faire des études scientifiques dans l'intention de faire prépa véto. J'ai changé mon fusil d'épaule assez radicalement pour aller aux Beaux Arts. Les deux me passionnaient, j'étais trans-genre. J'étais passionné par plein de trucs qui n'avaient rien à voir, et à l'école on ne peut pas être dingue de science et de littérature. Au 18ème siècle ça passait très bien. Il fallait que je fasse des choix, puis selon mes humeurs j'avais envie de bosser là-dessus ou là-dessus. La décision s'est prise au dernier moment.

Pareil pour la bd. J'ai commencé par faire des albums jeunesse, parce que j'avais l'intention de commencer par le commencement. Donc d'abord m'adresser aux enfants. C'est entre 10 et 12 ans qu'on va devenir lecteur ou pas, c'est rare que ça s'affirme plus tard. J'ai beaucoup gambergé là-dessus. Pourquoi il y en a qui lisent, d'autres qui ne lisent pas ? Il faut tomber sur le livre, la mine anti-personnelle littéraire qui va faire qu'on va devenir accro, et rechercher ce premier plaisir qu'on a eu, et qu'on ne retrouvera pas d'ailleurs. On va en trouver d'autres, mais c'est une quête du livre et de l'auteur qu'on adore.

Donc je me suis dit que c'est dans l'enfance que tout se passe, et puis c'est malléable à souhait un enfant, par définition. Donc je me suis dit "je vais faire des albums pour les enfants". Des albums qu'on ne voit pas souvent, ou qui n'existaient même pas, un peu raides, un peu tragiques, mais suffisamment enveloppés pour que ça soit édité, avec mon ami François Roca. C'est lui qui a rendu possible les albums les plus personnels.

Et puis après 7 ans de jeunesse, avec l'intention de continuer parce que j'adore ça, s'accumulaient des envies d'histoires qui étaient plus appropriées à la bd, et qui n'étaient plus du tout pour enfant. C'est un boulot de gueux la bd, tous les auteurs le disent. Depuis les moines copistes, on n'a pas fait mieux je crois. Et il faut vraiment être motivé par son sujet, ou alors savoir qu'on va gagner beaucoup d'argent, il faut une bonne motivation. Moi je suis plutôt au niveau où je ne le fais pas encore vraiment pour l'argent. Donc il fallait que je trouve un sujet qui me botte pour que j'y passe un an, à ne faire que ça. Et c'est Jeanne Picquigny qui m'a mis le pied à l'étrier, il y a dix ans.

Donc je suis venu à la bd tard, à 33 ans. C'est l'âge auquel certains prophètes finissent leur carrière, et moi j'ai fait ma première bd. Je me suis prouvé à moi-même que je pouvais le faire, et puis ensuite j'ai prouvé que j'avais suffisament de souffle pour en imaginer d'autres et ne pas me lasser. Et prendre un plaisir que je n'imaginais même pas.

Quand on fait un album jeunesse, on va dessiner le personnage principal 20 fois maximum. Là ce sont des centaines de fois, ad libido. On peut péter les plombs je pense, on a vu des auteurs devenir complètement barges avant l'âge.

Et moi, je suis tombé amoureux de mes personnages. Ça m'est déjà arrivé en jeunesse, mais c'étaient des one-shots, il n'était pas question de les faire revivre, là j'avais la possibilité de les retrouver. C'est génial, donc je continue.

Mon parcours... Il y a eu des étapes, des étapes fortes. J'ai pris des virages, consciemment, pas des accidents. Et là j'en suis là, on continue à me faire confiance.

Ton actualité, c'est Chroniques de la Vigne, comment est née l'idée de cette bd ?

C'est une histoire que j'ai failli faire il y a longtemps. J'étais prêt, j'avais l'éditeur, c'était au Seuil. Et puis je ne l'ai pas fait parce que je voulais signer ce livre avec mon grand-père, nos deux noms, faire un espèce d'entretien. Parce que je ne connaissais pas beaucoup de gens qui parlaient du vin comme lui. Il n'y avait pas le feu au lac, et je pensais qu'un jour j'allais le motiver. Je lui en parlais régulièrement, mais cette tête de mule ne voulait pas. Parce qu'il y avait trop de livres sur le vin, c'est trop snob, qu'est ce qu'il allait rajouté, que tout a été dit. Ce qui est vrai, tout a été dit, tout a été écrit aussi.

Arrive le succès des Gouttes de Dieu, et puis la bouffe à la télé, tout ça. Et il y a quatre ans, je fais Himalaya Vaudou avec Jacques Rochette. Et avec Jacques Glénat on discute, on parle de vin plus que de bd, et il me demande si je n'ai pas de projets en tête. Donc je lui parle de ça, qu'il y a ce truc avec mon grand-père qu'il faut que je fasse, parce qu'il vieillit et que je veux le faire de son vivant. Et il me dit que si je le fais, je le fais chez lui, parce qu'il a les Gouttes de Dieu, d'autres bd sur la gastronomie, etc.

Et après arrive le succès d'Étienne Davodeau avec les Ignorants, et là Jacques Glénat me dit "c'est maintenant."

Ce livre a été très facile à écrire, tout était prêt dans ma tête. Ce sont toutes les anecdotes de mon papy et de ses copains, ou les miennes de quand j'étais petit, ce qui a changé dans les paysages de mon enfance.

En fait je me suis dit "je vais me faire un Gaston Lagaffe du vin". C'est pour ça que j'ai fait des signatures à la Franquin. Parce que mon grand-père est drôle. Assez pince-sans-rire mais il me fait mourir de rire. Et donc selon la longueur de l'anecdote ça fera une demi-page, une page, trois pages... j'avais fait des listes, des thématiques mais qui ne fonctionnaient pas. C'était trop figé. Donc j'ai tout fait au fil de la plume comme ça. En me disant qu'on se dépatouillerait à la fin. J'ai fait une sélection globale chapitrée en six parties, de façon un peu alétoire, puis l'éditeur, avec son oeil extérieur à réorganisé pour essayer de garder un bon rythme de lecture.

C'est la première fois que je faisais un livre d'humour.

Et je me suis rendu compte que ça touchait tout le monde. Je pensais que ça n'intéresserait que les gens du cru, ce qui m'inquiétait un peu. Et puis j'ai mis des choses super intimes, de qui j'étais amoureux... Il y a certaines choses où j'ai demandé l'autorisation pour en parler.

Je suis super content, parce que c'était quand même latent, je savais que j'allais le faire. Je tournais autour du pot. Jeanne Picquigny vit à Savigny, Ursula habitait à 20 km, Little odyssée c'était aussi là. Je tournais autour du pot, et là j'ai mis les deux pieds dedans pour faire simple. Je l'ai porté longtemps. Et, c'est normal, mais si je l'avais fait il y a dix ans il n'aurait pas ressemblé à ça du tout. Là je l'ai fait avec beaucoup de recul. Et puis avec une espèce d'urgence, à cause de l'âge de mon grand-père. C'était le pire, je me disais que s'il cassait sa pipe avant que j'ai fini, j'y penserai toute ma vie. J'avais cette angoisse-là en le faisant.

Et est-ce parfois compliqué de replonger dans ses souvenirs ?

Si c'est douloureux tu veux dire ? Bon il y a des souvenirs douloureux, mais c'est quand même assez bien cicatrisé chez moi, et puis j'adore m'émouvoir.

Non c'est facile, parce que je n'ai aucune nostalgie. J'ai hâte de voir demain, je suis ravi de toutes les conneries du passé qui sont finies. Je ne regrette rien et je m'en amuse. Mais ça je crois que c'est un gène dans la famille. Même des trucs où c'était l'enfer, on en rigole aujourd'hui.

Mon enfance, je l'ai adorée. L'école moins, mais tous les souvenirs de 'courreur des bois' c'était génial. Et là je n'ai parlé que de trucs plaisants. J'y prends même un malin plaisir.

J'ai eu un gros accident à 23 ans, je suis tombé d'une falaise, j'ai chuté de 12 mètres, je me suis cassé 4 vertèbres. On pensait que je ne remarcherai pas. Ça m'a foutu une patate dingue ce truc. Et depuis cette époque, je me félicite de faire mes lacets le matin, je prends des plaisirs anodins à pouvoir tout faire tout seul. À 25 ans, j'étais content de pouvoir faire de la moto, couper du bois, monter des escaliers en courant. Je suis vraiment conscient qu'on est en train de se construire des souvenirs au présent. Depuis cette époque je loupe peu d'occasions de me créer des bons souvenirs. Il faut vraiment en profiter. Comme dit mon grand père « De toute façon, on ne regrettera que les conneries qu'on n'a pas faites. » Et il est vieux, il sait de quoi il parle.

Plus techniquement, tu changes de traitement graphique sur chacun de tes livres. Chroniques de la Vigne est à l'aquarelle. Est-ce que c'est un choix conscient, ou est-ce que la technique s'impose d'elle-même pour chaque livre ?

Je cherche à chaque fois ce qui va servir au mieux mon propos. Jeanne Picquigny c'est du roman graphique pur et dur, donc le noir et blanc s'imposait. L'Homme Bonsaï, c'était une expérience avec Delphine Chédru. J'avais envie de voir quelqu'un mettre des couleurs sur mes dessins. Je le referai d'ailleurs je pense, j'ai adoré.

Ursula je voulais le faire tout seul, parce que c'était très personnel, et que je ne voyais pas quelqu'un 'l'habiller', je voulais l'habiller moi-même. Je savais qu'elle était capable de faire des associations vestimentaires particulières. Et puis je voulais un traitement un peu enfantin, je voulais contrebalancer la noirceur du propos. En noir et blanc Ursula ça n'aurait pas été possible. C'est un espèce de pansement dessus.

Et Chroniques de la Vigne... Etienne (Davodeau) a dû ramer, parce qu'en sépia... et puis dessiner des rangs de vignes ça n'est pas très fun. Mais c'est beau à regarder, ces lignes, ces traits graphiques.

Là je me suis dit c'est la Côte d'Or, l'été indien, tout est doré c'est magnifique. Je voulais qu'on voit passer les saisons, que la neige soit blanche, qu'au printemps les feuilles soient vert tendre, couleur herbe en été, et puis qu'à l'automne ça soit orange, rougeoyant, doré. J'étais obligé de le faire en couleurs. J'ai traité ça à l'aquarelle, exactement comme mes premiers croquis de voyages. La boucle est bouclée en quelques sortes, parce que mes premières voyage je les payais avec des aquarelles.

Je dessinais les cabottes, les petites maison qu'il y a dans les vignes, les brouettes à sarment, où ils brûlent les sarment. Je vendais ça dans les caves.

Le tout dernier dessin du livre, ça n'est pas précisé, la pleine page du village vue de sous l'autoroute, je l'ai fait en 92. J'ai quand même progressé en dessin, mais j'avais déjà ce parti pris, je dessinais comme ça en 92, donc il y a 22 ans. Et  j'avais du mal à vendre ce dessin-là aux éditeurs. Parce qu'à l'époque en bd, en jeunesse, c'était le tout début de l'Association, ça frémissait. Là je suis content parce que je dessine vraiment comme j'aime. Et puis ça sert mon propos convenablement, je fais de mon mieux. Et vu que je ne suis pas fan de mon dessin, je l'ai apprivoisé, mais quand j'étais aux Beaux Arts, si on m'avait dit "tu dessineras comme ça", j'aurai rigolé. Je ne me voyais pas dessiner comme ça. Je n'avais pas de vision en fait, et mes maîtres étaient inatteignables. Faire du Franquin, je n'aurais pas eu le talent, et puis c'était fait. Je ne savais pas trop où j'allais. Je n'ai pas de maîtres aussi puissants que certains collègues qui avaient un but. Et en fait, je n'en ai toujours pas, c'est pour ça que je change, j'essaye des trucs. Je ne me sens pas arrivé à quoi que ce soit. Je pense que, que ce soit en narration ou en dessin, le meilleur est devant. J'ai l'impression de faire encore des gammes. Je prépare des trucs, je ne sais pas quoi. C'est super excitant.

Par exemple j'ai fait des découvertes là-dessus. Là j'ai fait une petite bd sur ma rencontre avec Nino Ferrer, en douze planches, dans un nouveau trimestriel. Et j'ai réutilisé des choses de Chroniques de la Vigne. Je ne l'aurais pas du tout fait comme ça il y a un an, et ça, ça me plait. Faire vivre les choses au quotidien, qu'il se passe des trucs.

C'est pareil, c'est du souvenir un peu hard sur la fin, parce qu'il s'est suicidé. Et j'ai tressé ça comme ça, on discute, ce sont mes discussions avec Nino Ferrer. J'étais gamin, il est mort en 98. C'est sur les rencontres entre les gens, ce qu'ils nous ont apportés. Et donc je l'ai traité comme ça. Et dans un an et demi je ferai autre chose.

Enfin je vais revenir au noir et blanc parce que j'adore ça. C'est aussi un travail neuronal intéressant de ne pas toujours faire la même chose, déjà dans la vie quotidienne. J'ai peur des trucs qui se figent, de l'ennui. À part quand l'ennui permet de créer des histoires.

En fait, je ne l'ai pas senti en le faisant, mais aujourd'hui je me rends compte que Les Chroniques de la Vigne est vraiment important, pour l'histoire de la famille, et du village. Il y a un truc qui se passe et qui m'émeut vachement, et je ne m'y attendais pas.

Ça a été validé avec le prix du Clot Vougeot, avec des mecs qui ne rigolent pas trop avec le vin. Ça n'est pas didactique, ça n'est pas une apologie, ça n'est pas politiquement correct sur tout. Il y a même des critiques qui ne parlent que de vin qui m'ont dit que ça faisait du bien, que c'était juste. Ça m'a fait un bien fou, parce que c'est ce qu'appréhendait mon grand-père je pense.

L'écologie est un thème très présent dans le livre. C'était une volonté dès le départ ou cela s'est-il imposé dans l'écriture ?

L'écologie et le bon sens qui devrait aller avec me hantent depuis l'enfance. Sans écologie, plus de vie, ou moins de vie en tout cas. Je suis un enfant des Barbapapa, de Goldorak et du fameux magazine La Hulotte. Tous ces "gens" voulaient sauver la nature et la planète et on en redemandait tous. Naïvement, je pensais que ma génération et les suivantes seraient automatiquement et définitivement verts, qu'il n'y aurait même plus besoin de ce parti à la noix pour lequel je vote au premier tour depuis mes 18 ans. J'avais écrit Himalaya Vaudou avec Jean-Marc Rochette en attaquant le problème frontalement, de façon limite nihiliste, genre Armée des 12 singes ! Pour les enfants aussi, la Reine des Fourmis a disparu et le Secret des Nuages sont des récits prônant le respect de la nature, voire la décroissance, certains journalistes s'étaient d'ailleurs moqués de moi gentiment, 20 ans plus tard ce n'est plus le cas, ouf ! Dans Chroniques de la Vigne, je note que je suis heureux de voir une faune disparue dans mon enfance revenir grâce aux changements de traitements des vignerons. 

La France est un pays relativement propre et on ne se rend pas trop compte de l'ampleur du désastre de la surconsommation, mais en Afrique, en Inde ou ailleurs dès qu'on sort des circuits touristiques en général, et même sur des îles dites vierges, on contourne, on escalade et piétine des montagnes et des plages de plastique, de métaux, de merdouilles en tous genre rendus à la Nature comme si elle disait aux hommes : "hé, c'est à moi tout ça, c'est mon pétrole, mes mines, ma richesse! " et les hommes trop contents de répondre : "ok, ok ! Tiens la Nature, on te redonne tout, on n'en a plus besoin de toute façon !" 

Un monde un peu fou, non? Alors heureusement, ce n'est pas complètement cuit, mais c'est pas gagné non plus

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